28 Janvier 2012
C’était à Amsterdam, 1974 , une époque de brouillard existentiel qui m’avait jetée furieusement sur les chemins du monde pour ne pas mourir de désespoir plus que par idéal hippie comme je le prétendai alors. Je dormais dans le Vondel parc, vivotais de combines, et fréquentais des gens parfois très singuliers, une gamme de l’humanité qui s’étalait du mystique errant à de dangereux individus qui pouvaient supprimer une vie pour nourrir leur passion dévorante pour les drogues tyranniques.
Un matin je venais de me débarbouiller sommairement à une fontaine avec une eau refroidie par une nuit d’avril en bordure de la mer du nord. J’étais avec deux compagnons avec qui j’avais partagés une couverture et une bache de plastique pour supporter le froid nocturne. Nous rejoignions le buisson qui dissimulait nos sacs pour y glisser nos savons et nos serviettes.
Je ne sais comment cela se passa, mais d’un seul coup je senti trois couteaux peser sur mon torse, pourquoi le mien ? je ne sais pas, et une voix en français nous exhorta :
« Donnez-nous vos passeports et votre argent sinon… »
Et il n’y eut pas besoin de mots supplémentaires pour comprendre la menace, les pointes des couteaux s’enfoncèrent un peu plus dans mon corps.
Celui qui parlait avait une haleine médicamenteuse et une respiration d’asmatique.
J’aurai pu paniquer, tendre mon passeport et les centimes de goldens qui teintaient dans mes poches, mais ce scénario prévisible fut remplacé par tout autre chose. J’en fut le premier étonné.
Une impressionnante tranquillité descendit sur moi son pays de bienveillance, une distance paradoxale qui à la fois me rapprochait de nos agresseurs d’une manière empathique tout en me maintenant en dehors de leur champ d’action. Je pourrais peut-être dire que je ne me vivai pas comme la victime de mes assaillants. Je ne me vivai pas comme leur objet, leur cible . Une chose est sûre, je ne répondai pas par la peur, et je n’avais pas du tout l’intention de leur remettre ce qu’ils attendaient de moi.
Tout le temps que dura cette scène je ne me souciai pas de mes deux compagnons, c’était comme s’ils n’existaient plus pour moi.
Je sentai les lames des couteaux qui percèrent ma tunique.
Dans le contact premier était manifeste une détermination de ceux qui les tenaient . Ils savaient ce qu’ils voulaient, pensaient que j’obéirai à leur désir de me détrousser, en un mot que je serai complice et me laisserai faire , affecté par la crainte de perdre ma vie.
Mais de plus en plus l’incompréhension qui se transforma en doute puis en peur sembla imprégner l’objet contendant qui était supposé me terroriser.
Des mots involontaires franchirent ma bouche :
« Vous n’aurez rien de ce que vous voulez. »
Est-ce qu’il y eût un temps d’hésitation de la part de mes agresseurs ou est-ce que cela se fît immédiatement, je n’étais pas en capacité de mesurer quoique ce soi, toujours est-il que j’entendis celui qui s’avèrait être le chef de bande prononcer une phrase inattendue :
« Laissons-le, il parle avec le diable. »
Et ils s’en allèrent comme ils étaient venus.
Je redécouvris l’existence de mes deux compagnons.
L’un deux dit :
« On a eu de la chance ! »
Et l’autre :
« Cassons-nous d’ici, ils peuvent changer d’avis . »
Savons et serviettes en main nous nous dirigeâmes vers la sortie du parc. Nous fûmes interpelés par un garçon qui avait tout vu :
« Vous avez eu beaucoup de chance, le meneur de la bande est un junky belge très dangereux, il est tout à fait capable de tuer quelqu’un pour acheter du bourin. »
Je recroiserai par deux fois ce personnage qui hantait les rues nocturnes d’Amsterdam en vivant de braquages, une fois dans un squat situé dans le quartier rouge, quartier des prostituées exposées dans des vitrines, et en juin 1974 à Paris, près du métro Saint-Michel. Jamais plus nous n’échangeâmes ne serait-ce qu’un mot.
En septembre de la même année quelqu’un m’affirmera qu’il était mort d’overdose , mais radio-routard n’était pas toujours fiable, grossissant ici ou diminuant là un événement.
J’appris même des choses me concernants qui me stupéfèrent, notamment que j’étais mort dans un accident de voiture en Allemagne.
Puis j’appris un autre jour au Pakistan, à Peshawar, que la compagne du garçon avec qui je parlais m’avait rencontré en Indonésie où je n’étais pas encore allé à l’époque. J’ai deviné que cet autre aveugle voyageur était Hugues de Montalembert, le peintre aux yeux vitriolés par un agresseur, à New York, l’écrivain du livre témoignage la lumière assassinée .
On ne m’a jamais confondu avec l’étonnant Jacques Arago (1790-1855), écrivain, dessinateur et voyageur aveugle, pourtant certaines personnes sur la route des Inde étaient fortement décalées. Peut-être m’a-t-on pris pour sa réincarnation, ce qui eût été de bon ton dans ce milieu où l’ésotérisme bon marché donnait encore plus d’envergure aux ailes d’une population qui planait déjà abondamment avec les âcres fumées inhalées.
Presque quarante ans après, avec les mots qui habillent cette silhouette d’événement dans le parc Vondel à Amsterdam, une image me revient :
Salvador Dali qui demande sur son lit de mort a ce qu’une infirmière allume la télévision pour qu’il puisse prendre des nouvelles de sa santé.
Qui va-t-on croire ?
Soi ou son reflet ? Radio routard, le flash d’info télévisuel ou l’espace où je suis , cet espace d’ignorance bienheureuse.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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