21 Septembre 2014
Ernst Jünger écrivait, (j'ai trouvé cette prodigieuse analyse de l'écrivain centenaire dans un livre de Sylvain Tesson) : "la hâte croissante est un symptôme de la transmutation du monde en chiffre". Il résume ma pensée mieux que je ne saurais l'exprimer.
Il est tristement vrai qu'aujourd'hui le monde est chiffrable, un individu vaut tant, un objet coûte tant, plaisir, santé, bien-être, tu dois passer au tiroir-caisse. Il était un temps hier, maintenant aussi si nous le désirons, où voyager pouvait être un acte gratuit, il suffisait de marcher pour s'extraire des centres villes et de tendre le pouce pour solliciter un conducteur. Bien sûr le corollaire de l'auto-stop est un certain esprit d'aventure; il y a beaucoup de place pour le "hasard" quand on se déplace en dépendant du bon vouloir d'autrui. On ne sait rien ou si peu de chose en ce qui concerne alors notre futur. Où serais-je ce soir ? Où vais-je dormir? Comment? Qui vais-je rencontrer ? Vais-je trouver à manger ?
Reste que cette manière de bouger appelle la vie à nous surprendre, en bien ou en mal : invitations diverses, agressions toujours possibles. Mais les médias pendant des années ont fait leur œuvre de sape en rabâchant que l'auto-stop est dangereux. Pour appuyer leur dire ils ont mis en avant quelques histoires, certes terribles: viols, braquages... Jamais, ou trop rarement, ils ne parlèrent du positif : des belles rencontres, de la solidarité. Le résultat : aujourd'hui, quasiment plus personne n'a le réflexe auto-stoppeur. Peut-être même que, dans ce monde formaté où posséder semble conférer une obésité identitaire, l’auto-stoppeur est regardé comme un mendiant, un profiteur.
Résultat, on se dirige, quand on est un peu téméraire, vers le covoiturage et encore pas n'importe lequel des covoiturages, le plus sécurisant, celui où on peut se rassurer en lisant sur la sacro-sainte toile une évaluation sur le conducteur, où sa photo apparaît, où d'autres covoiturés ont laissé des commentaires positifs. On paie pour voyager et c'est "normal" que diable ! Au début le covoiturage s'organise, un peu au nom de la soit-disant écologie, avec l’idée de faire des économies, de moins polluer, etc... Très bien, ça reflète une époque, un besoin. Mais cette prétendue éthique est sans compter ce que l'homme du profit a dans ses replis inavoués : gagner plus, perdre moins, voir marchandiser l'hôte au nom d’un idéal.
On trouve désormais sur des lignes aussi fréquentées que Bruxelles-Lille-Paris, Paris-Bretagne, Paris-Lyon, etc, des professionnels du covoiturage, des taxis collectifs déguisés dont les conducteurs s’équipent de véhicules à six ou sept places et font des aller-retours presque jours et nuits et souvent au détriment du confort du covoituré.
Pour ma part, j'utilise beaucoup le système du covoiturage, - le train coûtant cher, l'auto-stop devient difficile surtout quand on a des impératifs comme des rendez-vous à honorer. Et si parfois je fais de belles rencontres, parfois je monte dans des véhicule surchargés où les passagers se couvrent rapidement les oreilles de casques, ainsi l'autre n'existe plus.
Mais dès que j'ai du temps, je reprends ma casquette d'auto-stoppeur comme récemment à travers le Monténégro, l'Albanie et le nord-ouest de la Grèce.
En tant qu’aveugle globe-trotter j'ai passé ma vie à "voir à travers vos yeux" et à voyager sur la peau du monde grâce à vous . J’ai eu beau rencontrer des paradis et des enfers, je ne me suis jamais baigné dans le Léthé, un des fleuves dont le nom signifie oubli.
Recevoir librement, donner librement, je sais d’expérience que ces deux verbes grandissent l’homme.
Oui je mets au-dessus de tout la gratuité des gestes, le sourire pour rien, la main anonyme qui se tend vers une personne âgée ou dite handicapée, le conducteur qui accueille sur ses sièges un errant dégoulinant de pluie.
Donner sans attendre un retour replace l’homme au rang des dieux.
Je lisai récemment que le poète Charles Péguy voyait dans l’argent l’antéchrist. Mettre l’argent et la mentalité de profit qui va avec comme quelque chose d’ignoble et le rejeter, relève pour moi d’une vision étriquée et strictement moralisatrice. Certes n’envisager les choses, les actes, les individus qu’en terme de ce qu’ils peuvent ou pas nous rapporter maintient l’homme dans la défiance à l'égard de ses semblables. Mais cette manière d'être n’est qu’une étape, surtout pas une finalité sur le chemin de l’épanouissement.
L’homme se rapproche du sommet de l’Olympe quand il réalise qu’il n’exclut plus ce qu'il rejetait jusque là.
Je ne suis surtout pas opposé au covoiturage disons raisonné, au partage des frais, que m’importe que ce soit au nom de tel idéal ou pas ! mais, - pour revenir à la gratuité de l’auto-stop, je rêve que nous continuions à transmettre le flambeau de la gratuité à travers des actes dépourvus d’attente.
Quand enfin les voitures pourront être conduites par des aveugles, entièrement informatisées, gp-isées, à mon tour je recueillerai les « pouceux » qui de nos jours fleurissent si rarement les bords de routes !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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