18 Janvier 2016
Il était un temps où un aveugle atrabilaire et narcissique ne percevait ni la surface de l’eau ni sa capacité à refléter son image. C’est dire qu’il était aveuglé plus qu’aveugle!
Il était un temps où ce jeune homme avait besoin de souffler sur la souffrance pour la porter à son incandescence.
John William Waterhouse - Echo et Narcisse
En ces temps de confusion et de testostérone, ce Jean-Pierre, - puisque c’était son prénom ! s’amourachait de filles inaccessibles, rejetant celles qui goûtaient sa compagnie.
Il alla même, le goujat, un matin de désarroi aigu, jusqu’à éconduire une charmante jeune femme hors de son lit après avoir partagé une nuit de corps entremêlés.
Tandis que carillonnaient les cloches invitant les fidèles à l’église, il vociférait qu’elle avait accompli sa bonne action, ce qui désormais la dispenserait de faire en ce dimanche matin l’aumône au prochain mendiant croisant son chemin.
Et comme elle ne réagissait pas, il hurla en se redressant comme s’il avait le diable aux trousses, qu’elle pouvait désormais aller offrir son corps à tous les défavorisés et autres pouilleux et laissés pour compte de la terre entière. Elle s’était donnée à l’aveugle qu’il était, elle devait poursuivre ailleurs son chemin de miséricorde et de rédemption.
Il croyait qu’elle ne pouvait pas avoir eu un élan vrai envers lui en tant qu’homme parce qu’il se considérait comme aveugle avant de se percevoir comme un homme.
-Tu as couché avec un aveugle, criait-il, véhément, à la jouvencelle désemparée, c’est exotique, oui, bravo! maintenant continue à faire acte de bienfaisance et va baiser avec le clochard, faire la dame de charité avec le cul-de-jatte, va sucer tous les défigurés que tu rencontreras. Va soulager ton prochain, va, et surtout n’oublie pas d’offrir ton corps aux bien portant, ils sont aussi infirmes, la seule différence avec moi c’est qu’ils l’ignorent!
Et la jeune femme, effarée, interdite, se hissa sur un coude et essaya de parler tranquillement à cet homme ulcéré.
Elle lui dit d’une voix pénétrante qu’elle l’avait choisi parce qu’il lui plaisait en tant qu’homme, et non pas parce qu’il était aveugle.
- D'ailleurs hier soir je n’avais pas remarqué que tu ne voyais pas au début de notre rencontre.
Un chapelet de jurons jaillit de la bouche mauvaise de l’homme. Il glapit
- Et bien maintenant tu le sais que je suis aveugle. Rien qu’un aveugle!
- Un sanglot, sans doute, jusque-là retenu lui apprit que la jeune femme pleurait. Cette mise à nu de la fragilité augmenta sa colère. Il arracha drap et couverture, palpa le tapis et jeta sur Carla ses vêtements qu’il venait de trouver. Elle cria
- mais tu es fou!
Il l’était en effet, mais de douleur.
- Casse-toi, je ne veux plus t’entendre. Je veux en baiser d’autres, de la chair fraîche, des autres toujours des autres, des nouvelles, toujours des nouvelles ! Je veux consommer jusqu’à plus faim ! Je vous baiserais toutes jusqu’à la dernière ! Sur mon lit de mort une fellation célébrera mon départ pour enfin nulle part, je tirerai ma révérence à cet enfer qu’est l’existence en éjaculant à gros bouillon, oui madame, parce qu’il n’y a que ça de bon, jouir, jouir et réjouir!
Il sembla réfléchir, puis il ajouta :
- Jouir ou souffrir !
Il savait plus ou moins confusément qu’il ne voulait surtout pas être vu dans sa fragilité. Celle des autres le renvoyait tellement à la sienne qu’il organisait sa vie de manière à ne plus croiser d’autres handicapés.
II jouait l’homme sans attachement. Parfois cette image d’homme fort était dépassée par la réalité, comme si le mensonge avait des frontières à ne pas outrepasser.
Quelques jours plus tard, un train roulait vers Nantes, tchou-kou-tchou. Notre homme se définissant sans attache se croyait dissimulé bien au chaud dans ses pensées, lorsqu’une femme l'aborda.
Assise en face de lui dans le compartiment, elle semblait l’observer depuis un bon moment déjà lorsqu’elle lui adressa la parole avec le plus grand naturel :
- Vous qui pourriez être mon fils, vous ne semblez pas dans votre assiette.. Je ne vois rien de bon pour vous tant vous donnerez du grain à moudre au malheur...
Lui, du haut de sa souffrante suffisance, de son je m’enfoutisme signifiés par son allure minable, il avait répondu d’un oui bien sûr du genre: cause toujours la vieille! Pourtant, les jours et les nuits qui suivirent, cette conversation revint à un rythme insistant. A son réveil ou au moment de l’endormissement. Il ne savait pas quoi faire de ça. Cette femme avait semé des graines dont les projets de germination lui échappaient totalement, mais il commençait à pressentir que le terrain était fertile en cet endroit.
Ça le remuait terriblement. - N'est-on pas autre chose que ce que l’on croit être ?
Pour la première fois, il entre apercevait qu’il lui faudrait peut-être revisiter sa manière d’être au monde.
Oui c’était bien cela, la vie venait de lui lancer une œillade ; un éclair de lucidité s’était invité dans sa “noche obscura”.
Marcelo, à qui Jean-Pierre racontait cette rencontre, son pote anarchiste qui avait fuit le pays des guitares ensanglantées, lui dit avec une de ses métaphores sexuelles:
- La grande vie au large de nos masques n’a pas besoin de préservatif parce qu’elle n’a peur de rien. La souffrance t’invite à en mettre soi-disant pour te protéger. Mais rien ne te protège, ni le mensonge, ni les fuites en avant. En jouant le type fort, tu crois cacher tes faiblesses, mais elles t’asservissent.
Oses la vulnérabilité. Soit vrai... Et surtout Jean-Pierre, sois courtois avec les femmes, même avec celles qui se prénomment Carla …
Ils étaient assis sur un banc parisien. Jean-Pierre B l’entendit ouvrir un livre. –Marcelo avait toujours un livre avec lui, sa guitare à portée de main. C’était une guitare qui ne saignait plus l’Espagne perdue, ou alors parfois sous la forme d’un blues, d’un blues d’outre-atlantique qui disait la souffrance des esclaves le long du Mississipi d’antan.
- Ecoute ce qu’écrivait Nietzsche dans le gai savoir : «J’habite ma propre maison. Je n’ai jamais imité personne, en rien. Et je me ris de tout maître qui n’a su rire de lui-même.»
Ce Jean-Pierre la ne savait plus qu’il agissait ainsi parce qu’il avait entendu, à treize ans, sa mère dire à son père:
- Ce qui est terrible René c’est que Jean-Pierre quand il sera complétement aveugle, il ne pourra pas trouver une femme normale.
Et cette révélation volée par hasard de derrière une porte, fermentait dans la partie cachée de son iceberg de lucidité.
Il n’avait pas encore mis à jour que le sarcasme et autres manières de tout prendre avec dérision crée et maintient une distance entre les gens.
Certains hommes qui se cachent derrière les mots essaient de se faire croire que persiflage, ironie, relèvent d’une altitude en esprit. Mais en fait cette distanciation, toute intellectuelle, sous couvert de détachement, est un éloignement de l’autre pour se protéger, une expression de la méfiance et de la peur.
Cette attitude alimente un sentiment aigu de solitude en fermant la porte aux autres.
Blaise Cendrars
Ce jeune homme aveugle que j’étais, aveugle et détestable, n’avait pas encore pressenti que la cécité pouvait un jour œuvrer à son avantage. Comme en son temps, le bras arraché de Blaise Cendrars qui le jeta sur les routes du vaste monde et lui donna les mots pour les traduire en livres.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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