29 Janvier 2016
Soirée entre gens qui aspirent à de la légèreté, blagues, joutes diverses. Ici ça cause sérieux, là ça active la langue à tout dire, pour amuser la galerie. Il y en a qui dansent, d’autres qui trinquent et les fumeurs d’herbe vacillent dehors, attirés par le vertige d’un ciel qui dilate son observateur.
Moi je suis le vieux de la soirée, au moins vingt-cinq ans de plus que tous.
Sourires dirigés, jeux de regards : quand on est aveugle, la séduction ne peut pas passer par cette porte ouverte vers l’autre. Et comme je suis moins mobile que les autres, ne connaissant pas assez la vaste pièce où se déroulent ces festivités, je m’enracine assis devant un verre de bière.
Comme « outil » pour entrer en relation dans le registre de la séduction ou de la rencontre sans a priori, je dispose d’une langue, de mots à articuler pour qu’ils fassent vibrer mon auditeur et aussi d’une clairière intérieure à partager, dont l’autre nom pourrait être disponibilité au présent.
Alice vient s’asseoir près de moi. Elle boit de l’eau. Elle n’aime pas l’alcool. Elle me confie sa passion pour l’eau, mais surtout pour les noms géographiques de l’eau, les noms des fleuves et rivières. Elle est hydrologue et je rajoute : hydrophile.
En échange de son prénom, je lui demande si elle sait où va la flamme d’une bougie après avoir été soufflée. Elle m’observe et son silence parle : il débloque ou pas le vieux !
— Mais, jeune fille, tu n’as pas lu « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll ?
— Non non, murmure-t-elle, presque gênée.
« Mais, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche de lui en inventer un ? »
— Je tiens, précise-t-elle, mon nom d’un musicien américain, Alice Cooper, le père du shock rock qui introduisit le premier des images d’horreur sur la scène rock.
— Figure-toi Alice, qu’en 1972, j’avais 16 ans et j’ai acheté son formidable trente-trois tours « School’s out » qui était enveloppé dans un slip, rose je crois. Je viens de le retrouver en c.d., c’est te dire comme j’apprécie !
Après avoir tout dit sur Alice Cooper l’homme au serpent, comme elle vient de se présenter en parlant de sa passion pour l’eau, je me décide à égrener des noms d’eau : le Madre de Dios, le Gange, le Nil, l’Amazone, le Mékong, le Danube, le Riboulé même, torrent de mon village.
Et l’évocation de tous ces courants sur lesquels j’ai navigué et me suis baigné, me porte à dire :
-Tous ces fleuves sont mythiques parce que bien qu’ils rejoignent la mer, ils remontent simultanément à leur source.
Une fois de plus Alice je le sens, me fixe intensément. Ce que je viens de dire est dépourvu de sens commun, ça ne se partage pas. Mais quand on écoute Alice Cooper, on pourrait au moins avoir de la fantaisie, peut-être avoir accès à l’imaginaire poétique !
Je ne formule pas cette réflexion à voix haute. Je me risque à des explications, trop abstraites sans doute :
C’est, disons, une manière poétique de s’exprimer. On se laisse traverser par des images tout droit sorties du pays d’Alice, de la flamme de la bougie éteinte. Et on les enlumine avec des mots lavés par les impétueux courants, du désir…
Quand je cesse de poétiser autour des fleuves et des rivières, je me lève et invite Alice à toucher concrètement toutes ces eaux mythiques dont nous avons parlé. Elle avoue qu’elle ne comprend pas mes intentions.
Je m’explique :
-Ravissante jeune femme, ne cherches pas à comprendre, mais s’il te plaît accompagne-moi sur la plage, là où la mer la caresse.
Elle me saisit par le bras et nous emmène. La plage est à deux minutes de la maison où la musique endiable les danseurs. Quand nous nous déchaussons, je lui propose de toucher le bout des vagues mourantes sur le sable sec. Elle s’exécute.
Je l’invite à mettre son doigt mouillé dans sa bouche pour sentir et vivre ce dont nous avons parlé :
-Sais-tu, Alice, que l’eau de l’océan a le goût de tous les fleuves et rivières de la terre qui ont conflué vers elle. Si tu goûtes bien, tu reconnaîtras le Niger et la Narmada, et si tu goûtes encore mieux tu perdras tous les noms de ces fleuves et tu rencontreras la Source des sources!
Au bout du compte tu goûteras l’eau de tes pleurs qui seront des larmes de joie.
Est-ce pour faire taire mes paroles amphigouriques qu’elle se blottit contre moi comme un petit animal ? Je prends cet élan pour une recherche de câlins, de tendresse et je laisse mes doigts s’enrouler dans ses cheveux en broussaille légère, en brume bretonne.
Sa bouche contre la mienne à me mettre mal à l’aise, elle murmure :
-Tu connais, Jean-Pierre, le fleuve appelé en chinois Heilong Jiang ?
Je fais le paon, étalant mes plumes de savoir :
-Oui, il mesure plus de 2 000 kilomètres et sépare la Chine de la Russie. On l’appelle plus communément le fleuve Amour.
C’est à son tour de reprendre le dessus. Je suis un peu décontenancé :
-Et tu crois, toi l’homme qui connaît « Alice au pays des merveilles », que le fleuve Amour mesure seulement 2 000 kilomètres ?
J’ose :
Un peu plus, même.
Mon trouble s’intensifie. Parle-t-elle vraiment de géographie, d’un seul coup j’ai un doute…
Me revient alors la décision prise un jour où une autre jeunette, adolescente de seize ans, belle et délurée, fille d’une amie qui m’était chère, venait prendre de la tendresse sur moi. Tandis qu’elle roulait, tanguait, gesticulait assise sur mes genoux d’homme de quarante ans avec un naturel déconcertant, je souriais intérieurement en pensant que tous les hommes là où elle vivait devaient se masturber en l’imaginant.
Incontestablement c’était un désir sexuel qui modelait mes pensées et je le considérai avec un regard critique. Le tabou de l’inceste me visita. J’avais et j’ai toujours eu le goût et la tentation des transgressions, mais pas, ou plutôt plus celui de nuire.
Le désir de cette adolescente dont je pouvais largement être le père me quitta comme il était venu. Depuis cette prise de conscience, dans mon programme d’homme désirant, il y a une limite non subie, parce que choisie, acceptée, une éthique : en dessous de trente ans je considère les femmes comme étant potentiellement « mes » filles.
Et tandis que cet engagement me revient, je tente une diversion :
-Je me rappelle qu’Alice, celle du pays des merveilles, disait : « C’est l’amour qui fait tourner la terre ».
Sa poitrine frémit comme un essaim d’abeilles. Elle soupire et murmure :
-Mais est-ce que l’amour a comme les fleuves et rivières, un nom quand on remonte leur courant jusqu’à la source ? Est-ce que l’amour a un âge ?
Je ne réponds pas, mais le courant, l’eau de la compréhension, a circulé entre nous.
Je change de sujet :
-Serais-tu initiée à l’hydromancie ?
Et comme elle ne dit rien — son souffle s’accélère, je sens les dards de ses petits seins sur ma poitrine, son bas-ventre épouser plus étroitement le mien —, j’explique pour repousser le temps où je devrai prendre une décision qui me coûte mine de rien un vrai effort :
-L’hydromancie, c’est l’art de lire l’eau et d’en extraire des présages, de la divination en quelque sorte.
Et je m’écarte d’elle, l’entraîne vers les vagues moribondes et lui dis :
-Je pourrais être ton père. Dis-moi, ô fille, est-ce que l’eau me prévoit un avenir ou dois-je te transmettre tout ce que j’ai compris maintenant sur cette plage nocturne ?
Elle rit. Nous nous sommes enfin accordés. Elle a compris mes limites.
Reste qu’au petit matin, lorsque je me couche seul dans mon lit, je pense à la chanson populaire de Pierre Perret. « Celui d’Alice »
« Si je me réfère
À mon dictionnaire
Il est temps de faire
La définition
De ce mot espiègle
Qui échappe à la règle
Plus noble qu’un aigle
Dans sa condition
Ce mot vous le dites
Censeurs hypocrites
Établissez vite
Son vrai sens profond
Car si on l’ausculte
Au lieu d’une insulte
On peut faire un culte
Du joli mot con ».
Et je me dis en m’endormant qu’Alice avait peut-être trente ans, après tout !
Quand on est aveugle, l’âge des gens nous échappe un peu. La prochaine fois, je poserai la question : As-tu plus ou bien moins de trente ans ?
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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