28 Janvier 2016
Lorsque j'arrivai en 1974 dans le dortoir situé rue Amir Kabir, au centre de Téhéran, Tim et Marc conversaient avec deux autres français.
En m'apercevant, l'un des deux s'informa d'emblée sur les causes de ma cécité:
- Cela ne te dérange pas si je te demande comment ça t'est arrivé ?
Et puis :
- Tu as vraiment du courage de voyager ainsi, déjà qu'avec des yeux ce n'est pas toujours facile, et patati et patata ...
Ces inévitables questions en ce qui concerne « l'aveuglitude » finissaient par m'irriter en ces temps d'amour-propre mais pas si bien lavé que cela ! Pourtant elles procédaient d'une excusable curiosité.
Pour m'amadouer un de mes deux interrogateurs me tendit un joint de haschich et m'expliqua que ce mot provenait de l'anglais to join signifiant rassembler, réunir. Je me prêtai au rituel, m'asseyant avec eux. J'aspirai nonchalamment la fumée de cet objet sensé nous réunir et qui ouvrit aussitôt des milliers de fenêtres perceptives dans ma cervelle.
Allai-je faire l'aveugle docile et me prêter aux questions récurrentes ou clore le chapitre avec l'une de mes formules amphigouriques préférées telles que : je ne suis pas qu'aveugle ?
Ou allai-je poser une question provocatrice du genre : qu'est-ce qu'un handicapé si ce n'est une personne qui te laisse penser que tu es normal, toi?
J'avais aussi en réserve la fameuse réplique supposée du chanteur noir et aveugle Ray Charles à qui un journaliste avait demandé si le fait d'être aveugle ne l'avait pas trop pénalisé dans sa carrière de musicien international.
Et le chanteur avait répondu avec un tact enviable :
« Voyez-vous cela aurait pu être pire, j'aurais pu être noir ! »
Au dire de mes proches mes humeurs sont très lisibles sur mon visage qui serait très expressif. Là, dans ce dortoir, devait transparaître une certaine lassitude et une résignation passagère.
Quand à moi je ne peux que croire ces affirmations visuelles, n'ayant pas vu cette tête qui trône sur mes épaules depuis que j'ai 15 ou 16 ans.
Dans ma mémoire reste son reflet dans le miroir de la salle de bain collective de l'institut Montéclair d'Angers. Il est presque effacé.
Curieusement je vois plus nettement le mur blanc pisseux de l'arrière-plan reflété. Je conserve tout au plus une incertaine impression mémorielle d'un jeune visage fier et imberbe.
Je suis persuadé que si je recouvrais la vue je ne me reconnaîtrais pas et que je passerais à côté de moi sans même me saluer !
D'une certaine manière la forme de mon corps m'est également étrangère.
Je ressens exclusivement ce corps selon les parties qui se trouvent sollicitées, ainsi je peux affirmer qu'il est habité par intermittence.
Parfois même quand je suis absorbé par des réflexions, il ne m'en reste aucune représentation, tout au plus une sensation d'épaisseur, une diffuse densité.
En fait c'est la terre foulée qui me fait connaître mes pieds.
Le vent me dit en le giflant ou en le caressant que j'ai un visage.
Les douleurs ou les plaisirs me font contacter de façon fugace dos, sexe, intestins, palais visité par des saveurs.
Les chaises révèlent mon fondement.
Les objets touchés attestent l'existence de mes mains.
Ce corps est révélé quand il est donc partiellement dévoilé par les points de contact.
Il n'est pas une forme précise mais une masse, un faisceau de sensations connues par des jugements de valeur posés sur lui, souvent en termes de plaisant ou de désagréable.
Tiens tu veux le joint ?
J'aspire la fumée âcre et je me laisse happer par le flux des pensées associatives et déductives.
Mon Dieu, si ce corps existe de manière discontinue, qu'en est-t-il de celui qui le perçoit ? Ce dernier serait-il constant, voire, disent les mystiques, éternel ?
Mais après tout si cette opposition discontinuité et immuabilité n'étaient qu'une approche pratique et limitée par les capacités de nos cervelles, une évaluation discursive et intellectuellement admissible. Mais où se planque mon identité quand je dors ou calcule ?
Un philosophe grec répondant au nom de Zénon d'Elée qui maniait les paradoxes pour se rapprocher du réel, démontra en son temps qu'une flèche qui vole est en fait immobile. Il argumenta qu'à chaque instant, elle se trouve dans un espace égal à elle-même. Elle est donc à chaque instant au repos. Donc si on décompose le mouvement en une suite d'instants, elle ne peut donc pas se mouvoir, puisqu'elle est constamment au repos.
Et si cette opposition discontinuité du corps et immuabilité disons de l'esprit était aussi paradoxale que la flèche volante de ce dialecticien est immobile, une manière pédagogique en fait et non pas une vérité en soi ?
Ah le besoin de prendre un référent pour définir quelque chose d'autre a la peau dure ! Pour décrire le mouvement on se sert de l'immobilité, le discontinu d'un prétendu invariable.
Mais que reste-t-il du joint fumé ?
Des réflexions, celles que je viens de partager à voix haute avec mes interlocuteurs de dortoir, des réflexions silencieuses qui elles aussi partiront en fumée.
Tout est fumée, mais qui fume la vie ?
Deux étudiants iraniens originaires de Chiraz interrogent le diwan d'Hafiz, ce recueil de poésies, comme le font bien des gens d’ici en recherche de réponses. Amin et Mohamad posent une question et confient au hasard, ici nommé Allah, le choix d'ouvrir une page de ce recueil à travers leurs doigts pour y glaner si ce n'est une réponse absolue du moins une orientation de vie.
Hafiz de Chiraz
Dans ce dortoir cosmopolite j'entends parler d'Hafiz pour la toute première fois, mais je découvre tant de choses et de pistes de réflexions sur ces chemins de Katmandou, qui sont aux idées ce que fut la route de la soie pour les épices et les brocards.
Mes amis iraniens qui ont un don naturel pour conter m'ouvrent les portes du grand palais oriental de la mémoire collective de leur culture. J'y entr'aperçois Saadi, écrivain mystique et voyageur qui nous invite dans son jardin des roses, Gulistân, à goûter ces mots fécondants :
« La soif du coeur ne s'apaise pas avec une goutte d'eau. »
Je ne sais que confusément que c'est l'essence de la vie qui se manifeste dans les roses sous la forme de leur fragrance, mais les mots de Saadi m'ennivrent. Est-ce qu'une qualité de conscience produirait dans l'intellect ce parfum qui serait comparable aux arômes de la rose ?
Comment devenir soi-même le Gulistân, ô Saadi, ouvre-moi le jardin des extases !
Et il y aura un autre soir, cette phrase d'Omar Khayhâm, le poète astronome:
Illustration des rubbayat d'Omar Kayham
« La nuit n'est peut-être que la paupière du jour, » qui me procura une sensation étrange, celle de marcher tout au bord d'une falaise vertigineuse. Puis un nuage se dissipa, et la métaphore parla mon propre langage.
Cela donnait : " La cécité est la paupière de la vision véritable".Pour la toute première fois aussi, j'entendrai assis à même le béton tiède d'une terrasse, tandis que chantent les muezzin, le nom parfumé de jasmin de celui qui croisera mon chemin de vie bien plus tard.
« Parce que dans le jardin de l'amour, dit-il, il n'y a qu'un seul et même amour. Et c'est dans le livre de l'amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin. »
Oui c'est ainsi que parlait Rûzbehân, le grand mystique de Shîrâz, celui par qui me viendra le prénom Leïla, l'enfant qui me fera vingt-deux ans plus tard devenir père.
« Aimer, aimer, écrivait-il, aimer, voilà ce qui est réclamé à un fidèle d'amour que Dieu conduit en ce monde par les degrés de l'amour humain à l'ascension de l'amour divin. »
Et, autour d'un riz pilaf savamment safrané et verdi de coriandre, le philosophe et apothicaire Farid Al-Din Attar et sa prodigieuse conférence des oiseaux réveilla dans mon coeur assoupi la nostalgie du Simurgh, cet oiseau immortel qui niche dans l'arbre du savoir
« Ayant bu des mers entières, nous restons tout étonnés que nos lèvres soient encore aussi sèches que des plages, et toujours cherchons la mer pour les y tremper sans voir que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer. »
Et je découvris par mes amis chirazi dont l'enthousiasme du partage nous faisait traverser des nuits sans sommeil, l'éveilleur d'âmes, Rûmi, aussi surnommé Mawlana, mot signifiant maître.
Djalâl al-din Rûmi
Cet homme fondateur de la confrérie des derviches tourneurs disait que la vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve.
Et Mohamad et Amin, mes intarissables amis, ne manquèrent pas de me raconter les histoires picaresques qui rôdaient dans la mémoire persane, entre autre sur l'ordre des Assassins. J'ai appris que le mot Assassin pourrait provenir de hachichin.
Hassan, dit le Vieux de la Montagne, leur chef, aurait asservi certains de ses partisans guerriers en leurs faisant boire des breuvages de haschich. Il leur aurait promis le paradis, leur en fournissant, quelquefois, pour accroître sa crédibilité, un aperçu tangible.
Pendant leur artificielle catalepsie, ses adeptes étaient alors transportés dans de magnifiques jardins où ils trouvaient à leur réveil tous les enchantements de la volupté. Après quelques jours de félicité extrême, le même breuvage les endormait de nouveau et le Vieux de la Montagne et ses complices les ramenaient dans la forteresse d'Alamût.
A leur réveil ils racontaient invariablement qu'ils avaient visité le paradis.
Introduits alors devant le Vieux de la Montagne, leur seigneur, celui-ci leur demandait s'ils voulaient qu'il leur donnât ce paradis de manière définitive.
Sur leur réponse affirmative, il les faisaient jurer une indéfectible obéissance et leur remettait un poignard en leur désignant une victime.
En buvant à grand trait cette histoire je me demandais si nous, les nouveaux adeptes du haschich et de l’opium, nous n'étions pas à notre tour une pâte malléable par des modes et idées manipulatrices. Et je repensai aussitôt au fragment de miroir de Rumi. Je me promis d'arrêter de fumer, du moins en un premier temps de ralentir considérablement, de fumer non pas pour faire comme les autres mais quand j'en éprouverai un vrai, un réel désir.
Les ghazals que me firent découvrir mes deux mentors sur leur magnétophone à cassettes réveillèrent mes premiers émois pour la musique orientale. Jusque-là les Rolling Stones, Gong et les Pop Stars du moment me reliaient aux groupes d'occidentaux errant entre Istanbul et Kathmandou.
Une chose me frappa alors : pourquoi tout ces noms nouveaux de philosophes, de poètes et mathématiciens, de même que les noms de lieux traversés, rentraient-ils si facilement dans ma mémoire, y plantant même de profondes racines ? Je ne me connaissais pas de facultés à mémoriser, je dois même dire que je tirais fierté de n'avoir appris que peu de choses à l'école :
« on a pas besoin de savoir ceci ou cela pour vivre », disais-je avec un semblant d'altitude quand je devais reconnaître mon manque de culture générale.
Je suis conscient - mais je n'ai pas envie de dévoiler ce moteur infernal à toute cette diaspora bigarrée d'occidentaux - que le couple incestueux refus et tentation me pousse de l'avant et me jette sur les routes ouvertes du monde. Je parle comme tout un chacun de recherche d'absolu, de société idéale, mais c'est la fuite qui me rend nomade.
Oui la cécité, du moins c'est ce que je me fais croire à cette époque-là, laboure profondément mon moral, pratiquement à chaque instant de mon existence, m'émargeant en imposant ses mains sales sur mes yeux remplis de désirs. Oui car bien que mes yeux soient morts, ils sont néanmoins désirant. Et c'est un abominable cercle vicieux car ils sont désirants parce qu'ils refusent d'être ce qu'ils sont.
Oui j'aimerais voir. Rien d'autre. Voir. Voir. Voir... Me voir voir...
Voir les aveugles, les pas aveugles. Voir mes yeux voyants dans un miroir parce que l'on a besoin d'un miroir pour voir les deux petits globes qui autorisent la vision. C'est impressionnant, n'est-ce pas, on ne voit pas nous-mêmes nos yeux, en cela nous sommes égaux les aveugles et les non- aveugles.
De même que je crois que toutes nos peurs, même insignifiantes, sont des contrefaçons de l'effroi premier, la peur de mourir, de ne plus être, mon inadéquation avec la cécité est la matrice de mes comportements conflictuels de l'époque.
Et si vous me demandez pourquoi je veux tant voir, la réponse qui sort fulgurante est : pour être indépendant.
Je ne sais si vous mesurez l'ampleur de l'esclavage que procure un regard privé de lumière ! On ne peut tout simplement presque pas faire de choses sans l'aide d'autrui.
La cécité a comme autre nom : Dépendance, c'est ce que je déplorais à dix-huit ans. Je n'étais pas encore « l'aveugle qui voit à travers le regard des autres » comme l'a dit récemment un journaliste.
A des degrés divers nous sommes tous dépendants de quelque chose, de quelqu'un, mais j'étais si accaparé par mon histoire que je feignais d'ignorer cette loi de l'interdépendance.
Ne pas voir exigerait une vie organisée afin que l'aveugle puisse fonctionner de manière optimale. Et moi par je ne sais quel tour de passe-passe de la vie je n'aimais que le changement, l'imprévu, l'insécurité, tous les déséquilibres et autres inconforts. Et je les générais même involontairement ces incommodités et autres conflits.
Lisez plutôt :
Quand Tim descendit vers la cour intérieure de l'hôtel je lui demandai de me rapporter ma tunique rouge. Un esclandre ne tarda pas à éclater. Je reconnus la voix de mon compagnon qui manifestement se faisait agresser. Je courus autant que faire se peut pour un aveugle qui n'a pas encore bien mémorisé les lieux et je rejoignis le théâtre en plein air d'où venaient les cris et invectives. Je compris que Tim était pour le moment encore simplement en houleuse relation verbale avec deux allemands ou autrichiens furibards, mais les coups de poings n'étaient pas loin.
En m'immisçant entre lui et ses deux agresseurs, je me fis à mon tour agonir d'injures. J'entendis ce qui était de notoriété publique sur la route de Kathmandou : les français étaient tous des voleurs, et à mettre dans le même sac que les italiens. Et je finis par réaliser que j'étais à l'origine de cette histoire qui tournait vers une rixe généralisée.
En effet depuis quelques jours il y avait des vêtements qui disparaissaient sur les fils à linge. Et Tim en toute innocence ramassa la tunique rouge qui selon mes descriptions semblait m'appartenir, mais en fait ce bien appartenait à ces deux hommes très en colère. Je m'étais trompé, ma tunique n'était pas du tout rouge mais une débauche de bleus, de verts et de fils d'or.
Je réussis à me faire entendre et pus m'expliquer. Ils firent semblant de me croire mais je sentais bien qu'au fond ils n'étaient pas convaincus du tout.
Nous les latins nous étions tous des voleurs.
A partir de ce jour-là je cessai de mettre des couleurs sur tout ce avec quoi je rentrais en relation. C'était un pas vers mon propre vécu, une tentative de crever la peau tenace du voyant dans l'aveugle.
Mosquée de Mashad
Et Jacques Dutronc chantait sur mes lèvres : j'étais errant à Téhéran, tandis que nous auto-stoppions vers Mashad, la ville des turquoises et des tuniques qui ne sont pas que rouges !
J'étais poursuivi par le fragment de miroir que m'avait offert Rumi à travers la bouche d'Amin et de Mohamad.
Comment retrouver l'entièreté du miroir ?
Suspens ! Suspens, lecteur ! Suspends ton souffle !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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