2 Janvier 2017
Avec mon complice des routes sinueuses du monde nous dormons sur le quai d’une gare du nord de l’Inde, celui de la ville de Muzaffarpur. Les nuits du Bihar peuvent être très chaudes et sillonnées de moustiques. À vingt ans rien ne nous rebute. Je me rappelle avoir dit un soir à un Sikh intrigué par mon mode d’existence (nous dormions, c’était gratuit, au Golden Temple d’Amritsar) : " Sir, le monde est une femme ravissante, je l’ai séduite, lui ai enlevé culotte et soutien-gorge pour lui faire l’amour. Maintenant, depuis que je l’ai féminisé, je n’ai plus peur de lui. Alors, des moustiques… La belle affaire ! "
Avant l’aube, un train poussif se traîne vers la gare. Nous accueille une troisième classe aux wagons de bois, après le rituel et incontournable pugilat pour prétendre accéder en son sein. Pas de places assises, comme d’hab. Nous jouons les paillassons et nous affalons de toute notre longueur sur le plancher malpropre du couloir. Nous sommes capables de dormir n’importe où et sur n’importe quel support, fût-il une planche ou sur du ciment comme un quai de gare. Avec nous des paysans, le petit peuple indien qui rentre au village. Ici pas de rupture avec la vie quotidienne. Les femmes déballent leurs ustensiles de cuisine. Une entêtante odeur de kérosène flotte dans l’air surchauffé se mélangeant à la fumée âcre des bidis et aux remugles des chiottes dont la porte ne ferme pas. Un très jeune musicien itinérant se fraie un passage je ne sais comment et échange contre quelques piécettes sa musique ailée qui a une saveur d’espace aux arômes de cardamome et d’opium. Je lui offre un thé et cinq roupies, ce qui à l’époque représente une coquette somme, et je me laisse dériver en sensations multiples par les courants allègres de son archet.
Le train s’arrête dans chaque bourgade. Des rizières inondées à perte de vue racontent l’Inde agricole. Et puis soudainement une halte en pleine campagne. Pourquoi pas, nous sommes en Inde et il y a longtemps que nous avons cessé de vouloir comprendre les faits et gestes de cette civilisation on ne peut plus étrangère à notre mentalité imbibée de rationalité tout occidentale. Le maître mot ici semble être : accepter ce qui se présente sans chercher à l’expliquer. Vu à travers mes conditionnements d’insoumis, ça ressemble à de la fatalité, de la démission, et surtout à une noyade de l’individu sous le fatras des croyances collectives.
La veille j’avais eu une conversation qui ressemblait à un dialogue entre un sourd et un aveugle avec un instituteur qui parlait de lui en disant : nous, dans l’Inde brahmanique, nous pensons que… Et moi de lui répéter : o.k. sir, mais vous, en tant qu’individu différent du groupe, que pensez-vous, disons personnellement ? Compliqué pour moi ce mode de relation. Du haut de mes vingt années d’homme blessé je mets un point d’honneur à ne pas vouloir ressembler à mes pères. Je n’ai qu’une obsession : faire sa propre expérience et parler à partir d’elle et non plus à partir de celle des autres.
Les gens commencent à descendre du train et à remonter vers la locomotive. J’en profite pour me gaver de « chikoo » : des sapotilles, fruits de la taille d’un kiwi, granuleux, exquis, qui rappellent le goût d’une poire caramélisée. Puis nous descendons à notre tour pour fumer une bidi. Rapidement, nous sentons qu’il se passe quelque chose d’anormal. Qui parle anglais parmi les silencieux passagers ?
Nous sommes en pleine campagne, pas une seule habitation ; pourtant, on ne sait d’où, mais des gens arrivent à pied des rizières. Et puis une parole manifestement informative en provenance de l’avant de notre convoi commence à circuler. Mon compagnon découvre que les passagers sont d’un seul coup comme frappés d’un malaise. Il se passe quelque chose de grave, mais quoi ? J’interroge à la ronde : « Quelqu’un parle-t-il anglais ? » Un homme s’approche de moi, me salue : « Namasté, sir. — Namasté, what’s happen ? » Et là, j’apprends une terrifiante nouvelle, un enfant sans doute très pauvre vient de se jeter sous la locomotive.
Je me fige de stupéfaction sous le choc reçu en plein cœur. L’homme ajoute un mot de trop : « C’est le karma, sir, le karma. » Ce concept qui sous-entend que ce qui nous arrive est la résultante d’actes passés, chaîne de causalités où l’homme récolte les fruits de ses actions, me met hors de moi. Je vocifère des « fucking karma », cette explication métaphysique qui autorise les riches à regarder les pauvres avec distance, indifférence même. Eux s’ils sont nantis, ça signifie qu’ils ont été de bonnes personnes, alors que les pauvres, les handicapés, selon la compréhension populaire du karma, paient en souffrance, humiliation, la dette négative de mauvaises actions passées. Je crie presque : « Vous, les Indiens, vous vous cachez derrière des croyances qui vous déresponsabilisent ! » Je suis furieux. Je jette mon sachet de chikoo — pourtant ils sont mûrs à point, délicieux, mais ils ont la saveur écœurante de la mort volontaire d’un enfant de dix ans et d’un peuple qui somnole sur un oreiller de croyances inhumaines. Depuis ce triste matin les chikoo ont pour moi un insupportable goût de suicide d’enfant.
Je ne veux pas rester dans ce train cauchemardesque une seconde de plus. Nous partons à travers les rizières. Je n’arrête pas de trébucher, les digues entre les champs inondées sont étroites. Nous finirons bien par rencontrer une route ou un chemin. Nous avons besoin de marcher, de bouger, de nous éloigner du lieu du drame. Toute la journée nous errons au hasard en devisant autour de cette notion de karma. Le nôtre nous conduit dans une ferme.
Méritons-nous l’hospitalité simple et si chaleureuse de Nickil et de Calpana ? Quand, à la fin du repas pris sur une natte étendue sur la terre battue, ce couple accueillant nous offre des chikoo, un écœurement me gagne.
Un enfant qui se jette sous un train pour échapper à la misère c’est avant tout un problème de société. Les défenseurs de la notion moralisatrice du karma diront que la société actuelle est la conséquence de ce qu’elle fut. Je me fous et contrefous de ces explications justificatives, rassurantes. D’où vient ma colère ? D’où vient mon incapacité à accepter l’inacceptable ? Je ne veux pas le savoir, une société dont les enfants se suicident est une société malade, une société de merde, en fait.
Je me réveille en pleurs, l’enfant m’a dit dans mon cauchemar qu’il n’avait pas eu le choix, où qu’il regardait sa vie était verrouillée. Je déteste les portes fermées. Pour tout dire je n’y crois pas. Trouverai-je les clés pour ouvrir les miennes, de portes ? La vie le dira…
Des singes, des paons, l’Inde des campagnes où je m’attends à rencontrer Krishna en berger et Radha en amoureuse dansant sa vie parmi le troupeau de vaches paisibles… Un camion au moteur grippé nous rapproche de la frontière du Népal.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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