3 Septembre 2018
Avec Tintin nous débarquons à Istanbul après quelques jours d’auto-stop à travers l’Europe. Chacun avec un médiocre duvet roulé sous le bras dans lequel se trouvent un pull, un slip, un fantôme de savon et peut-être, vraiment peut-être, une brosse à dents. Pour ma part, j’y dissimule en vrac des photos à caractère érotique rapportées d’un court périple en Suède. Oui, ça peut paraître ringard, désuet même, mais cet épisode se déroule avant internet, un temps d’avant la foison d’images, où les photos coquines n’étaient pas aussi accessibles, et surtout pas en terre d’Islam. Et comme nous sommes fauchés, nous visons quelques juteuses rentrées d’argent avec ces images, certes très naïves en comparaison avec ce qui s’exhibe, et sans bourse délier, à tout un chacun aujourd’hui sur la toile. Mais bon, je suis confiant en mon plan de survie. J’y crois.
« On va au grand bazar, on en montre quelques-unes à un marchand, et le reste se fera tout seul. Vente exclusive, on va en tirer un bon prix. Don’t worry my friend. »
Nous voici donc, hésitants et errants de boutiques en boutiques. Je conseille Tintin :
« Observe bien la tête de notre futur client. Pas trop jeune, pas trop vieux. Adressons-nous au boss, pas à ses domestiques et autres porteurs de thé et dérouleurs de tapis. »
Un mot rare et donc précieux me revient, il semble correspondre pile poil au profil recherché. Je le teste avec une feinte désinvolture sur mon compagnon :
« L’idéal serait de dénicher un sybarite. »
Son étonnement constitue pour mon amour-propre une petite revanche mesquine - Tintin est féru de civilisations anciennes et c’est toujours lui qui éclaire la nuit de mon ignorance historique profonde. À mon tour de montrer que je sais des choses, des hauteurs virtuelles et arrogantes de mes dix-huit ans.
« Non mon vieux, sybarite ce n’est pas une des nombreuses branches de la religion musulmane ni une tribu égarée des lointains plateaux anatoliens, mais un adjectif bien de chez nous qui signifie une personne à la vie voluptueuse et oisive. On ferait remonter son origine à la ville de Sybaris, dans la Grèce ancienne, dont les habitants avaient la réputation de vivre dans la mollesse que confère l’aisance. »
Voilà, j’ai placé un petit pion de ma maigrichonne érudition pour montrer que moi aussi je sais deux trois choses. Tintin ne réagit pas, il est meilleur joueur que moi, et il me donne un petit coup de coude en disant comme si de rien n’était :
« En voici un de tes sybarites qui va faire l’affaire. Il est gras, signe d’opulence, et il y a toute une cohorte de jeunes gens qui le servent, ce qui montre son importance. »
En anglais, j’aborde mon futur client :
« Sir, nous aimerions vous montrer quelque chose qui devrait plaire à un homme de goût comme vous. »
Avec un air de conspirateur, je tire de dessous ma tunique un petit feuillet exposant d’exquises créatures blonde peu vêtues. Le marchand me prend des mains le précieux objet à négocier. Dès qu’il entrevoit les premières pages, surexcité, il appelle tous ses voisins, les invite à se rincer l’œil – gratuitement bien sûr. Tous débarquent dans son magasin, qui en traînant la babouche, qui au petit trot, nombreux, nombreux et rigolards, se passant le livre de main en main, livre qui bientôt disparaît dans d’autres boutiques, si bien que nous ne savons même plus où il se trouve exactement. Palpable, l’excitation toute masculine est en train de monter. Des doigts nous désignent, des hommes viennent nous réclamer d’autres « erotic books ». À ce stade, il n’est plus question de vendre notre bien, vu que nous en avons été littéralement délestés.
Arrive un moment où toute cette agitation tapageuse commence à nous inquiéter. Si jamais les flics ont vent de cette affaire – et comment ne le sauraient-ils pas vu l’ampleur du brassage autour de nous – nous pourrions très bien finir notre voyage en prison pour incitation à la débauche pornographique sur la voie publique ou je ne sais quel chef d’accusation. Alors, avant que la situation ne dégénère et se retourne contre nous, nous préférons filer en catimini, la queue entre les guibolles, pas très fiers de nos mercantiles exploits non aboutis.
Définition : « La queue entre les jambes est une expression canine décrivant un chien revenant la queue basse après avoir perdu un combat. » Ici, l’expression nous correspond parfaitement. Il nous reste en guise de consolation l’humour et les gauloiseries. Certes, nous n’avons pas gagné un centime, mais il nous revient désormais d’avoir fourni un petit surplus d’imagination à tous ces mâles en rut pour stimuler leur masturbation.
Assis dans un bus qui cahote vers l’Iran, nous échafaudons des hypothèses pour tenter de deviner lequel d’entre tous ces candidats moustachus a bien pu conserver le livre qu’ils nous ont si habilement subtilisé.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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