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Fraude ferroviaire et sodomie

Fraude ferroviaire et sodomie
Fraude ferroviaire et sodomie
Fraude ferroviaire et sodomie

Un homme me " drague " sur le quai de la gare de Grenoble. Il a un accent maghrébin.

« Je peux t’accompagner ? Tu vas où ?

— Je prends le train pour Paris.

— Moi aussi ! »

C’est le soir. Nous montons ensemble dans un compartiment vide. Après quelques politesses sommaires, nous ne tardons pas à ne plus exister pour l’autre en sombrant chacun de son côté entre sommeil et torpeur.

Il doit être autour d’une heure du matin. C’est un train de nuit, le contrôleur nous réveille et nous demande nos titres de transport. Mon compagnon de voyage formule nettement qu’il n’a pas de billet vu qu’il me sert de guide et que les personnes accompagnant un aveugle ne paient pas. C’est en effet la règle, mais il y a un ample malentendu entre nous. Un éclat de rire monte de mes tréfonds. La loi permet à l’accompagnateur d’une personne privée de la vue et dotée d’une carte d’invalidité de bénéficier de la gratuité du voyage, à la seule condition que l’aveugle se soit fendu du prix plein tarif d’un billet.

Ce qui est hilarant dans la situation présente, c’est que ni l’un ni l’autre n’avons de titre de transport. Lui pensait profiter d’un aveugle réglementaire en l’accompagnant gratuitement. Moi, petit malin va-nu-pieds et désargenté, toujours à l’affût d’infimes combines, je supposais que mon homme avait un billet tout à fait conventionnel, plein tarif, et que le contrôleur n’irait pas jusqu’à vérifier lequel de nous deux avait payé.

Le cheminot, bouche mauvaise, manifestement raciste, intime à mon voisin à moitié endormi de descendre à la prochaine gare. Nous sommes en pleine nuit, en Bourgogne, et il va falloir poireauter dehors en attendant un autre train. C’est l’hiver. Il pleut vaguement. Une situation merdique s’il en est !

Quand je réalise ce qui ce trame, je prends Mustapha par le bras et je lui dis que nous descendons ensemble ; nous passerons la fin de nuit à marcher autour de la gare pour nous réchauffer en parlant de tout et de rien. Et je lui glisse à l’oreille :

« Quand nous prendrons le prochain train, nous paierons chacun la moitié du billet et si nous n’y arrivons pas en retournant le fond de nos poches, alors auto-stop au programme ! »

Personne dehors. Nuit glaciale. Mon guide d’infortune n’est pas à l’aise. Je subodore qu’il est plus ou moins illégal sur le sol français. Il doit redouter un contrôle. Nous marchons au hasard et entrons dans un jardin public.

Quand Mustafa me propose de me donner du plaisir, j’hésite. Il parle de cela naturellement comme s’il me racontait son enfance au bled. L’homosexualité a été mon pain quotidien jusqu’à treize ans à Montéclair, un institut pour personnes malvoyantes. Période de jeux de mains plus ou moins coupables, plus ou moins innocentes. Mains actives sous les draps dans le dortoir, lits rapprochés, désirs tendus vers les filles, mais préadolescents effarouchés par la toute première fois. Aucun copain n’avait encore fait le pas vers le sexuellement tout autre. Le semblable rassurait. Excitation renforcée par l’interdit et par le fait de tromper la vigilance des pions.

Devant la proposition de Mustafa je renâcle. Dans mon for intérieur j’ai envie, mais je redoute que quelqu’un nous découvre. Je sais que si je refuse, je le regretterai, mais j’ai peur. Je réalise que mon hésitation s’origine dans le regard des autres. Tiens tiens, moi qui me clame libre de ce que pensent Pierre ou Ali ! Pourtant, en ces temps où je tente de bazarder tous les interdits par-dessus bord, je devrais ne pas hésiter : soit dire oui, soit dire non, mais me positionner. La question que je devrais me poser est simple : est-ce que j’ai envie et non pas est-ce que cela se fait ?

Et je dis, oui.

Adulte, pour la première fois, je franchis le pas de l’homosexualité. Dehors, sur un banc trempé de brouillard et de nuit, je pénètre l’Algérie et cela sans visa. Mais il y a quelque chose qui me dérange, pas l’acte, le plaisir cru, non pas, mais la manière dont cela se déroule. C’est du sexe pour le sexe, ou abruptement formulé, cela n’a rien à voir avec faire l’amour, mais plutôt avec tirer un coup, se vider d’un trop-plein embarrassant. Jouissance à-pic et sensation du métal glacé du banc sur les fesses. Goût âcre de brouillard dans la gorge. Rien qu’une vidange. Émotions contradictoires. Envie d’un peu de tendresse bordel ! J’ai dix-huit ans, la voix de ma mère dans les bourrasques de vent nocturne : « Jean-Pierre, es-tu heureux dans ta vie d’errant ouvert à toutes les expériences ? »

Le non n’a pas la hardiesse d’éclore sur mes lèvres, mais son représentant muet réside dans mon farouche manque d’estime narcissique. La nuit n’est pas au-dehors. Elle se mélange à ma cervelle, à mon sang, à mon sperme. Le manque de confiance en mes choix est la véritable nuit, l’autre n’en est que le reflet.

Nous resquillerons dans un autre train, avec succès cette fois-ci. Et quand Mustafa me proposera de m’héberger chez un copain à Paris, je prétendrai que je suis attendu. Mais personne ne m’attend, nulle part, hormis mes parents qui ne comprennent rien à mes vagabondages sans but. Habituellement, je m’enorgueillis de ne pas être attendu, de ne pas attendre, de prendre spontanément ce que la vie offre, mais en marchant dans les couloirs du métro, sans objectif derrière ma canne blanche, ce matin-là, je ne suis plus convaincu. Bordel, j’ai une histoire qui vient du passé et qui s’oppose au présent et qui complexifie ce qui est pourtant simple. Aller avec la vie ne veut sans doute pas dire tout accepter, tout faire, je le pressens mais je ne l’incarne pas encore. Il faut que j’apprenne à dire oui mais également à dire non avec la même fluidité, la même liberté.

Oui et non, non et oui, les deux mots clés pour dire qui nous sommes.

 

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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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B
Quelle beau texte sur la nuit intérieure !
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