Une fois de plus j'allai m'asseoir sur un rocher, immobile dans l’ardéchoise nuit, pour fraterniser avec l'impressionnant silence. Il me faut concéder que si la cécité n'avait pas habillé mon regard, sans doute eussé-je arpenté à grandes enjambées dame nature pour me vider la tête. Me revinrent alors en mémoire ces irrésistibles moments où ma volonté propre fut endormie et supplantée par une obéissance à ce qui ne néglige rien.
Je me revois une fois de plus marchant sur le légendaire pont de Lakshman Jhula qui enjambe le Gange, là où ce fleuve encore tumultueux s'extirpe de l'Himalaya. Passant devant des mendiants qui réclamaient une obole en récitant les mantras d'usage : Om Namah Shivaya, Hare Krishna, etc. Ils étaient une dizaine, alignés, la main tendue, implorants. Je ne m'étais pas fabriqué de comportement à adopter devant toutes les mains tendues de l'Inde. Parfois je distribuais de la menue monnaie, un autre jour je donnais une somme importante pour modifier un mois ou deux la survie économique de ces gens, ou encore je passais devant ces cohortes dépenaillées comme drapé d’indifférence. C'était selon mon climat intérieur. Mais inexplicablement, depuis mon arrivée sur le sol indien, je ressentais à l'endroit de ces frères et sœurs démunis une empathie au bord des larmes.
À un moment précis, au milieu de toutes ces voix bourdonnantes réclamant de l'aide, je me sentis irrésistiblement aimanté par l’une d’elles. Je résistai néanmoins à cet appel. Au bras de mon amie Agnès, je fis quelques pas de plus, par bravade – on est bien libre de faire ce que l'on veut dans cette vie, non ! – mais cette fanfaronnade céda : je n'étais plus libre de choisir, j’étais choisi, inexplicablement. De toute évidence, je devais retourner en arrière et donner quelques roupies à une des femmes parmi les mendiants. La raison objecta et tenta en vain de me décourager en me disant que, privé de regard, je ne pourrais pas l'identifier au sein de cette masse de voix suppliantes. Ne tenant plus compte de cette exhortation logique, je cédai à la force non explicable qui m'appelait et me conviait à un rendez-vous mystérieux.
La voix de la mendiante fut identifiée. Je ne sus comment. Les roupies furent déposées dans sa sibylle. Et des larmes giclèrent à gros bouillons sur mon visage très habité : des larmes de gratitude. La joie qui me berçait, m'enveloppait, était hautement sensorielle. Pour me protéger du regard des passants, je me blottis le long de la barrière du pont en faisant semblant de regarder le Gange couler vers son océanique destin. D'un coup je réalisai que quelque chose en moi, plus fort que moi, m'avait invité à ne plus être séduit par les sirènes de l'entendement ordinaire.
Je quittai le pont, certain de m'être allégé d'un acte qui me pesait – d'une dette impayée, peut-être. Comme si j'avais réactivé une vieille mémoire ou une fixation profonde ; à moins que ce ne fût seulement la cristallisation d'un fantasme, me dis-je en trébuchant sur une racine de châtaignier, celui d'avoir jadis vécu dans cette Inde bouleversante avec une petite communauté de bardes mystiques et poètes. « Allez donc savoir », murmurai-je à voix presque audible. Et personne pour répondre : « Il n’y a pas d’abonné à ce numéro ! »
Une histoire me revint, celle que me raconta un moine errant à Bénarès :
À l'aube, dans une de ces brumes que l’on rencontre sur les hauteurs des Nilgiri, les « montagnes bleues » du sud de l’Inde, brumes qui rendent l'ouvert du paysage incertain, un quêteur de sagesse marchait auprès de son Maître, l'attention fichée dans la pure sensation d'être. Silencieux, ils cheminaient côte à côte au bord de la falaise abrupte, jusqu'à ce que le jeune homme, sans doute trop sevré d'informations, s'entendit demander à son sage compagnon : « Alors, ce pas dans l'inconnu dont parle tout homme bienheureux qui a été foudroyé par l'éclair de l'éveil, c'est quoi ? ».
Il y avait là une branche qui s'écartait vertigineusement de la falaise, au-dessus de la béance de l'abîme où le brouillard aspirait le moindre son et arrêtait le regard le plus perçant.
Le vieil homme s’immobilisa, croisa les mains derrière son dos, et dit :
« Mon ami, va t'accrocher à la branche que tu vois ! »
Le jeune homme obéit sans même réfléchir. C'est un aîné qui a parlé, qui plus est un homme considéré par tous comme un sage. La tradition c'est comme ça dans cette Inde-là ! Sans l’ombre d’une hésitation, il se pencha sur le vide et s'accrocha à la branche.
Le vieil homme poursuivit : « Et maintenant avec les dents, accroche-toi fort avec les dents ! »
Le jeune homme, dont le courage confluait vers une confiance de plus en plus dénuée de support, s'accrocha avec les dents.
Puis : « Maintenant, lâche la main gauche. »
Il lâcha la main gauche.
« Lâche ta main droite. Et maintenant, dis, quelle est ta question ? »
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