21 Février 2021
J’ai douze ans. Je vais participer à un gymkhana en course à pied avec chicanes, barrières, obstacles divers.
En taille et en âge, je suis le plus petit des concurrents, mais sans doute pas en ambition ! Je me dis que si je gagne cette course je serai valorisé et considéré autrement par les autres, les grands ; ils pourraient même m’ouvrir leur cercle où je vois bien qu’il se passe des choses qui m’échappent encore. D’ardents désirs de réussite font leur nid dans mon système nerveux et au tréfonds de ma boîte crânienne. Je sais que j’ai cruellement besoin du support du regard d’autrui pour respirer dans des représentations plus amples de ma personnalité. À cette époque, je ne mets pas de tels mots sur ces manques, mais je les flaire, les identifie avec toutes mes fibres et mets tout en œuvre pour les combler.
Je déteste la raison qui s’appuie sur la jambe de bois des statistiques et qui me fait des grimaces en me répétant, donneuse de morale : « Tu es trop petit. Peut-être que tu ne seras pas le dernier de la course, mais mon p’tit gars personne ne te remarquera. » Autrement formulé, si je ne suis pas miraculeusement le premier, ça ne changera absolument rien dans mon rapport aux autres. Rien. Tout ce que je ne veux pas. Je resterai le gamin, le puceau, celui que l’on ne voit pas ! Que l’on ne voit pas… mais que vient faire ce verbe dérangeant, voir, alors que le peu de vue qui me reste s’amenuise peu à peu ?
Les nuits qui précèdent la compétition, je dors mal, me réveille souvent avec des songes où j’ose m’aventurer sur la première marche du podium. J’écoute si mon voisin de lit dort profondément ou pas, redoutant qu’il entende, pressente mes fièvres de succès. Je finis par me persuader que mes rêves ne sont pas visibles, et cela me rassure un peu ! Je décide de me taire, conscient sans doute du ridicule de mon exigence. La boucler ? Pas facile, la modestie n’est pas mon fort et un orgueil démesuré me pousse à me vanter, à parader, à en faire plus, toujours plus… Petit coq que je suis !
Ce vendredi à 14 heures, donc, fébrile, j’arrive avec les autres dans le bois où le parcours acrobatique nous attend. Première surprise, je découvre que la course est chronométrée, que les départs se font de dix secondes en dix secondes, et non tous ensemble comme je l’imaginais. Cette nouvelle me rassure, je redoutais un départ en groupe où je risquais de me retrouver le dernier dès le départ. Et, deuxième surprise, un verre rempli d’eau nous est remis avant de courir.
« S’il est entièrement vide en coupant la ligne d’arrivée, vous serez pénalisés, on rajoutera 30 secondes à votre temps de course », explique un des organisateurs. À cette annonce, un je ne sais quoi d’espoir ranime ma flamme vacillante. Il doit y avoir une combine, une transgression possible, un truc qui redistribue les cartes d’une autre manière !
Tandis que je m’accroupis pour m’extraire le plus rapidement de la ligne de départ, une urgence en tintamarre de survie me jette dans la peau d’un mec qui tient debout, qui est enfin regardé et dont la parole a du poids au sein d’un groupe. Je veux ardemment tout ce que je n’ai pas, peut-être même ce que je ne suis pas. Par Zeus et tous les dieux de toutes les mythologies, je dois gagner coûte que coûte cette course pour incarner mes rêves de grandeur !
Aï aï aï ! Je pars dix secondes après Lionel, un grand échalas un peu flegmatique, pas une machine de muscles et de guerre, et derrière moi ce sera Luc, un nerveux qui affiche du je m’enfoutisme mais qui se défoule quand même au foot et qui court comme un lapin poursuivi. Avoir une telle locomotive dans le dos, à dix secondes, soit ça stimule soit ça tue. Mais je ne suis pas du genre inhibé, je suis un petit nerveux extraverti et l’adversité me stimule. Pas le temps de réfléchir davantage, je suis sur la ligne de départ, un verre d’eau à la main, écartelé entre impatience et envie de devenir une statue indifférente à ce qui l’entoure pour être plus opérationnel.
Au coup de sifflet je jaillis comme un diable de sa boîte. Au bout de quelques mètres, en sautant par-dessus le tronc d’un arbre couché, coup au cœur, je réalise que mon verre est déjà presque vide. Non, je ne peux pas me permettre d’ajouter 30 secondes de pénalité à mon temps de course et je ne conçois absolument pas de ralentir ; je gagne du terrain sur Lionel, c’est évident. Nous sommes sur un chemin caillouteux, sous le couvert des grands arbres, et tandis que j’allonge ma foulée pour dépasser le grand Lionel, soufflant, suant, les poumons déjà en feu, une idée inspirée me fait porter le verre presque vide à ma bouche. Non, je ne bois pas, je mets l’eau restante dans mes joues, je rattrape Lionel et l’efface comme s’il n’existait pas. Je cours, cours, vole, double, rattrape, respirant à peine avec le souci de ne pas recracher l’eau. Je devrai quand même la rejeter dans le verre par deux fois afin qu’elle ne devienne pas que de la salive. Je franchis la ligne d’arrivée sans me poser de questions tellement je suis épuisé.
Quand tous les concurrents ont terminé la course, j’entends l’impensable mais tellement désiré : « Le premier : Jean-Pierre Brouillaud ». C’est curieux, mais en entendant mon nom, ça me paraît naturel. Pas modeste le jeunot, je vous l’avez dit, non ? J’ai triché, mais personne ne s’en doute. Évidemment je n’en parlerai jamais, ça sera mon secret, mon trésor de pirate.
Dans bien d’autres circonstances où je ne serai pas en bonne posture, plus tard, j’aurai souvent recours à cette attitude, ce qui fera de moi un tricheur, un menteur, un truqueur. Est-ce à cette occasion que j’ai découvert que j’étais de nature désobéissante aux lois des pesanteurs collectives, à ce qu’il faut, faut pas, à ce qui est bien, ne l’est pas, à ce qui se fait ou ne se fait pas, en fait à tout ce qui empêche de respirer sans une sensation d’oppression au creux de la poitrine et un poids sur les épaules ? Peut-être, peut-être…
Ce jour-là, certes en trichant, j’ai été le meilleur. Pour moi il n’y a que le résultat qui compte, et tous les moyens sont bons pour y accéder. Ceux qui prétendaient à la victoire m’ignorent totalement sur la ligne d’arrivée, mais je sais que j’ai marqué un point. Les jours suivants, mine de rien, les grands en taille et en âge me choisissent pour leur équipe, que ce soit pour jouer au ballon ou pour d’autres joutes collectives. Une digue à cédé, j’ai gagné de la confiance et donc des sollicitations qui font désormais de moi un adversaire considéré et même un peu redouté. Et, chose nouvelle, les filles me regardent, me parlent, me recherchent. C’est intimidant mais c’est bon.
Marianne, blondinette bouclée avec de candides yeux bleus ne tarde pas à me tendre ses lèvres grenadines. Découverte de la loi d’attraction conjuguée au féminin. Une cigarette, des poses ridicules de cowboy avec les poings sur les hanches, afficher mon goût pour la musique anglaise, tout particulièrement les Rolling Stones, les mauvais garçons du blues rock, l’arrogance avec profs et éducateurs, et c’est la porte ouverte à tous les regards, admiratifs ou dépréciatifs. Je me mets du côté des plus en vue, des plus frimeurs, et j’essaie de jouer cette posture avec désinvolture. Je m’arrange à ce que l’on vienne me chercher, je ne me mets jamais en position d’attente, de demande. Je suis indépendant. On doit me désirer.
Pourtant ma vue baisse, et je dois tricher et retricher – je ne vois presque plus le ballon de foot. Les aveugles me filent la chair de poules et me dégoûtent. Je ne veux pas être comme eux. Pas comme eux, non et non ! Ils ont besoin des autres, et c’est précisément ce que je ne veux pas. La cécité rôde comme un oiseau de proie, je crois que si je baisse la garde, elle va fondre sur moi et m’épingler comme un insecte. Inquiétude. Je ne veux pas écouter la bouche édentée du futur de peur d’entendre que je pourrais ressembler à ces camarades aux mains tendues devant eux pour se déplacer.
Mais la Vie a un autre programme pour moi. Il faudra un jour réussir à ramer avec son courant… Ça prendra du temps certainement !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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