14 Février 2021
Ça commence bien. Deux aveugles dans la pharmacie. Je demande de la mélatonine, la jeune femme me répond : — Je suis en rupture. L’humour me cligne de l’œil : — Vous êtes en rupture ? Belle comme vous êtes, vous retrouverez bientôt un prince charmant, croyez-moi, je suis clairvoyant. » Éclats de rires.
Avec Nico, nos priapismes sous forme de cannes blanches explorant l’espace et bardés de technologies, nous partons à l’aventure. Pour n’importe qui, se rendre à l’île de la Barthelasse à partir de l’intra-muros avignonnais est un jeu d’enfant, pour nous un défi. Suivre les remparts, chose aisée, traverser la grande route et récupérer le pont qui enjambe le Rhône réclame de solliciter un passant. Heureux de retrouver la campagne, le chant du fleuve, des exhalaisons de nature, de fouler l’herbe en étant si près de la Cité des Papes. Mais avant cela, nos cannes se découvrent une nouvelle fonction, celle d’archets, et c’est le parapet du pont qui fera office de violoncelle, jusqu’à ce que nous trouvions la bonne note qui nous indiquera la descente vers l’île alluvionnaire de la Barthelasse. Le concert aura duré une bonne quinzaine de minutes, mais nul spectateur pour nous applaudir à la fin. La culture est réellement sinistrée !
Nous pénétrons au cœur de l’île par des chemins arborés. Après quelques heures de ballade au gré du vent dans le reste de ma capillarité (dont une bonne heure consacrée à réserver Accès Plus, le service censé faciliter la vie des estropiés comme nous, si simple à comprendre que votre train partira avant que vous l’ayez réservé), je propose à Nico de faire demi-tour : couvre-feu en perspective.
Mais l’ami suggère que nous tentions une boucle, il a confiance en son drôle d’engin à la prosodie peu érotique. Parfait. De toutes les manières, si nous ne cultivons pas la confiance alors que chaque pas chez l’aveugle est une surprise, nous resterions à la maison, circulant uniquement sur des terrains connus. Et puis après tout, nous sommes sur une île de 1 000 hectares, nous risquons au pire d’aller chatouiller les cygnes dans le Rhône, mais nous ne risquons tout de même pas de tomber nez à bec avec les cigognes des terres natales de Nicolas.
Nous ne les rencontrerons certes pas, mais nous aurons le plaisir de bien apprendre à connaître leur environnement naturel. Alors que selon l’engin de Nicolas, nous nous approchons au plus près du point censé être l’escalier pour quitter l’île, il propose de couper tout droit… Tout droit à travers boue, talus herbeux, champs labourés et taillis… Pour arriver au fameux point… Qui est au milieu d’un nulle part sous forme d’éponge gorgée d’eau boueuse.
Nous interpellons un premier « qui dame », qui se trouve être un homme, et qui nous indique que nous sommes à plusieurs kilomètres de notre sortie de secours… Aïe aïe ratatouille, nous ne sommes pas du tout là où nous pensions être !
Après quelques centaines de mètres de marche, voyant l’heure tourner plus vite que nous ne tournons en rond, nous décidons de nous lancer dans une séance d’auto-stop, de STOP COVID ! Une séance de stop en plein cœur du Covidistan… ça nous fait bien marrer et on se dit que peut-être nous allons bivouaquer en plein couvre-feu, ce qui n’est pas efficace pour se réchauffer au creux d’une nuit de janvier, même en Provence, même pour le lutin du froid qui m’accompagne. Tiens, à notre droite ça grogne, râcle. Ça cochonne, quoi !
— Nico, et si c’était un sanglier ? Y’en a pléthore sur l’île.
— Deux cannes blanches contre un sanglier, on est mal barrés mon gars !
Rapidement, nous découvrons qu’il y a une clôture rassurante, sans doute un élevage porcin. Un duel évité. Continuons, bras dessus bras dessous, en dressant le pouce dès qu’un moteur annonce un véhicule. Nous nous disons amusés que faire du stop à l’heure des gestes barrières, distanciations et autres, ce n’est pas gagné du tout. À un croisement, nous interrogeons un conducteur qui n’ouvre pas sa fenêtre – attention, Covid ! – et braille que notre direction est là-bas. Là-bas, pour nous c’est du chinois médiéval ! Brailler c’est bien, mais c’est mieux à l’écrit.
Mais Dieu veille sur ses brebis égarées, galeuses, en tout cas galèreuses. Nous en avons la confirmation quand il met sur notre route une femme qui s’arrête et nous dit qu’elle va à la messe de l’église de Sainte-Agricole, donc intra-muros. Elle a la foi, elle n’a pas peur : « Tout ce qui est créé, virus y compris, vient du créateur. » Elle nous parle de ses engagements, notamment pour emmener des personnes handicapées sur le chemin de Compostelle. Nico porte la coquille jacquaire autour du cou suite à une balade sur ce chemin. La journée se finit comme elle a commencé, par un clin d’œil. Chacun le sien. Mais nous n’y voyons toujours pas plus clair.
Sur le chemin de la maison, nous bavassons sur les fabuleux hasards de la vie, dès que l’on ose sortir le bout de sa canne.
Il y a même un Dieu pour les mirauds !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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