21 Février 2022
Un jour de garúa *, à Lima, j’entre dans une célèbre auberge péruvienne dont le nom me paraît à lui seul une provocante invitation : « La Buena Muerta », la bonne mort.
Je pousse la porte de La Bonne Mort, donc. En même temps qu’une odeur appétissante de fruits de mer ébroue mon appétit, une pensée légère, émoustillante, vient me susurrer : si je n’existais pas, je me manquerais cruellement.
Cette phrase, j’ai bien envie de la partager avec le serveur empressé, mais il n’a pas le temps de rire.
Tant que nous sommes la proie du temps, personne n’écoute personne ! Je n’échappe pas encore à cette règle ; pourtant, j’ai un faible pour les exceptions, les exceptions et les fruits de mer…
D’où viennent toutes ces pensées ?
De ma mère ? Enfant, quand je faisais le guignol, immanquablement elle s’exclamait :
— Jean-Pierre, arrête de te faire remarquer !
Bon, des questions il y en a, des réponses il n’y en a pas. À quoi bon chercher ce qui n’existe pas ?
Il me faut nourrir sur-le-champ mon besoin de compensation en cassant, brisant, extirpant, creusant, dépiautant, grignotant, bref, en savourant les chairs fines des fruits de la mer – Pacifique ou pas.
Langoustes, homards, tourteaux, araignées, crevettes, langoustines, palourdes, bigorneaux, bulots, praires, oursins, coques, huîtres… Vaste choix, et le menu donne envie de malaxer de la carapace, de caresser du crustacé, en résumé de manger éternellement et de ne jamais à son tour être boulotté !
— La bonne mort, c’est possible ça ?
— Figure-toi que j’ai tellement les pétoches de mourir que dès que la silhouette de la mort se profilera, je me suiciderai.
La dame de Trujillo vient tout juste de rejoindre ma table où fruits de mer déjà éventrés par mes doigts impatients et nacres étincelantes des coquillages ne laissent guère de place pour la ceviche ** qu’elle commande au serveur pressé.
Elle fait une grimace en entendant mon insolite phrase de bienvenue, puis éclate de rire :
— Tu es bizarre, gringo, mais je pourrais sans doute t’aimer si je prenais le temps.
En fracassant la patte dodue d’un tourteau, je me dis que personne n’aime personne tant que nous mordons à l’hameçon du temps.
Un haut-parleur nasillard déverse la voix germanique de l’actrice Marlene Dietrich. Nostalgie d’une époque que je n’ai pas connue.
La nostalgie, c’est quoi ?
Un pschitt de parfum pour ragaillardir et embellir un souvenir, du maquillage pour donner de la gueule à du passé vécu ou imaginé…
En moulinant de telles pensées, je tente de me persuader, non sans dérision, que je pourrais un jour me risquer à l’écriture.
Pour le moment, j’écris en saveurs de crabes et en iode.
J’observe ma voisine en jubilation devant sa marinade de poisson, et je me dis qu’elle n’a pas le temps, parce qu’elle croit qu’après c’est du futur et qu’avant c’est du passé.
Mais c’est sûr, un jour les murs tomberont, quand nous cesserons d’être aveuglés par ce que nous croyons, et attachés à ce que nous percevons.
Et paf, une autre pensée m’emporte ailleurs...
Une nuit d’émerveillement dans le désert, j’ai vu le monde qui courait, courait à perdre haleine.
Je lui ai crié :
— Où vas-tu monde ?
À bout de souffle, il a confessé, lucide :
— Je cours vers ma fin.
Je voulais lui dire quelque chose d’intelligent, mais je n’ai pas eu le temps d’ouvrir les tiroirs où je range les réponses sécurisantes. Et puis, il était déjà loin, le coquin !
D’un seul coup j’ai réalisé, effaré, qu’en fait j’étais juché sur son dos et que si je ne faisais pas un pas de côté, je filais moi aussi droit vers l’abîme.
À ce moment-là, j’ai pris de l’altitude pour le laisser poursuivre sans moi sa route létale.
Tout au souvenir de ce saut dans l’intemporalité, je n’entends plus le babillage de la dame de Trujillo prise dans les filets du temps, du temps qui file, file vers l’abîme.
Je pourrais lui dire : ma chère, aimer ne prend jamais de temps. L’amour ne vient pas du monde, pas davantage que l’écoute.
Je peux également me taire. Un bavard qui se tait ça a plus de poids, ça en dit plus long !
Moi aussi je cours vers ma faim, mais je ne l’orthographie pas comme celle du monde : la mayonnaise est trop délicieuse pour envisager l’inéluctable.
Tandis que je bataille avec une pince rétive, paf, déferle une autre pensée, toute géologique : les coquilles des mollusques sont la mémoire de l'environnement, comme nos corps sont de la terre en devenir.
Un petit vin blanc de Moselle ferait l’affaire murmure mon palais gourmet.
Je ne m’empêche plus, je ne me dépêche pas, je ne vis plus à l’auberge de la mauvaise mort mais à celle de la Bonne Mort, La Buena Muerte – ou, en langage des oiseaux : l’âme hors.
Inspiré par le carnage et ses exhalaisons qui règne sur et autour de mon assiette gigantesque, je souris en me disant que je ne porterai pas mon propre deuil, pas plus que dans la loi de la réciprocité je n’irai aux enterrements des autres, vu que celles et ceux que j’aurai enterrés ne viendront pas au mien !
La dame de Trujillo réclame des serviettes chaudes pour se laver les mains et le tour des lèvres. puis elle se lève en me disant :
— Hasta luegito.
Je pose un baiser à la croisée de sa ligne de vie et de sa ligne de chance :
— Buena suerte señora.
Quand je sors de La Bonne Mort, je hèle un taxi pour aller m’assoir au bord du Pacifique.
Est-ce la nostalgie des fruits de mer ingérés qui guide mes pas vers leur passé liquide et salé ?
Un cigarillo en bouche, je me demande si les océans, Pacifique ou pas, tiennent tous ces bleus de la peur bleue de tous les poissons pris aux pièges des filets de pêche.
Un jour j’écrirai, je le crie aux mouettes et aux vagues énormes.
* guarúa : le brouillard, à Lima.
** ceviche : une marinade de poissons dans du jus de citron.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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