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Déballe ton sac

Déballe ton sac
Déballe ton sac
Déballe ton sac

Une nuit de bivouac dans un cimetière, une voix le réveille :

— Tu m’en as fait vivre des galères et des galères ! Une déchirure au couteau dans le marché andin de Mayorista, en passant par une nuit glaciale en Bavière où tu cuvais du schnaps dans un caniveau. Ou encore à Tel-Aviv où des artificiers ce sont acharnés sur moi pensant que je trimbalai des explosifs !

Confus, le voyageur émerge de son sommeil et interroge. Sa voix manque d’essor, comme piégée par un mélange d’angoisse et de surprise :

— Pardon, mais qui parle ?

Et de penser par devers lui : j’suis pourtant seul ici, et les morts sont muets à ce que je sache, et puis ça fait des lustres que je n’ai pas gobé de la psilocybine pour avoir des hallucinations…

Un soupçon d’inquiétude lui vient concernant sa santé mentale. Il se pince, tend l’oreille, fouille le tohu-bohu d’ombres qui joue avec les fils d’or de la lune, puis il finit par se retourner sous sa couverture en se disant qu’il a dû rêver. Il se rendort, bercé par le chant des grillons et rasséréné par les blondes effluves des moissons.

Mais une voix, la même, l’extirpe pour la seconde fois du sommeil. Cette fois-ci, il bondit, se secoue et demande, sur la défensive :

— C’est une blague ou quoi ? T’es qui, toi ?… Qu’est-ce que tu me veux ?… Montre-toi, merde !… Ou si je te trouve…

Pour ses nerfs, la plaisanterie a suffisamment duré. Il a marché toute une journée à travers l’enchantement des collines cévenoles, il n’aspire qu’au repos.

Il réalise alors qu’il n’a pas prêté attention au sens des mots prononcés d’il ne sait où et par il ne sait qui.  Ce qui jusque-là l’a intrigué, c’est cette voix venue de nulle part, mais pas du tout ce qu’elle a dit.

— …

La voix continue, imperturbable. Mais d’où vient-elle, putain !

Il allume sa torche : des pierres tombales, des arbustes, un arrosoir au milieu d’une allée sableuse. Et là-bas, immuable, encadrée par deux cyprès, la porte rouillée du cimetière. Rien de plus ni de moins qu’au crépuscule quand il s’est faufilé dans ce lieu à l’écart du petit village endormi.

Quant à cette foutue voix, on dirait qu’elle sort de la terre ; plus étonnant même, de l’endroit où il dormait. Il se lève, vérifie que son couteau est toujours attaché à sa ceinture de jean, fait quelques pas, quelques moulinets avec les bras, concentrant toute son attention dans ses yeux et son ouïe.

— Par inattention, tu m’as laissé être maculé de cambouis dans un camion dans le désert ; une nuit, inondé par du kérosène sur le toit d’un autocar déglingué qui cahotait à travers ton cher Himachal Pradesh ; ou encore, aspergé par la pisse d’un chat jaloux chez une de tes maîtresses galloise… Oui, voyageur, tu m’as aussi oublié à Homs, en Syrie, sur un banc dans le marché aux chameaux… Et mes doléances ne sont pas épuisées. Souviens-toi de la nuit où tu naviguais vers Bora Bora : tu m’avais chargé de bananes et autres fruits exotiques, et j’ai été mordu par des rats polynésiens affamés.

» Tu veux que je poursuive mon énumération, tes maltraitances ? Dans le Maine-et-Loire, tu m’as inondé de poivre pour que tes deux kilos de marijuana ne soient pas reniflés par les cabots des stups ! Et encore, plus tard, tu m’as jeté dans un puits en Provence, car monsieur faisait sa crise mystique et répétait à qui voulait bien l’entendre : “ Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et n’amassent rien dans des greniers ; et votre père céleste les nourrit. ”

» Rappelle-toi, homme imprudent, impudent, quand l’été s’en est allé, combien ce sac abandonné, tu l’as regretté ? Il contenait un pullover en laine que ta maman avait tricoté pour toi avec de l’amour et des aiguilles.

Le voyageur, cette fois vraiment bien réveillé, vocifère : ta gueule, ta gueule ! tout en se bouchant les oreilles et en raclant le sol du pied.

— Tu réalises ce que j’ai dû endurer sans me plaindre avec ton existence de va-nu-pieds inconscient ? Sous la neige, en Pologne, sur ton dos suant et tes tee-shirts cradingues quand tu te prenais pour un chercheur d’or dans je ne sais plus trop quel pays d’Amérique latine, ou quand, en Tanzanie, tu traversais à pied le parc du Serengeti alors que c’était formellement interdit. Mais interdit, pour toi ça voulait dire : j’y vais !

Abasourdi, le voyageur s’assoit sur une tombe et se prend la tête entre les mains. Il réalise que tout ce que cette voix raconte appartient à son vécu, ou plutôt au vécu de ses différents sacs : à-dos, en bandoulière, besaces, musettes, sacoches, escarcelles, cartables et pourquoi pas sa gibecière quand enfant il se prenait pour un trappeur.

— Tout ça c’est vrai, ouais… Mais qui parle ?

— Quand tu as gagné à Asnières-sur-Seine je ne sais plus quel prix littéraire, je suis venu à toi sous la forme d’un luxueux sac Louis Vuitton qui t’a été remis par le jury. Tu t’es vite débarrassé de moi contre de l’argent trébuchant… Sais-tu que sans mes différents aspects ta vie aurait été tout autre ?

— Ah, tu es l’esprit sac !

— Je suis l’esprit des besaces des troubadours mais aussi des valises cossues des bourgeois. Et quand tu dormais tout à l’heure, j’étais sous ta tête dans cette forme de sac-à-dos de randonneur. J’étais ton oreiller, voyageur. Et je parle parce que j’ai vu tes rêves pendant ton sommeil.

Ledit voyageur se masse pensivement la nuque. De qui ou de quoi rêvait-il ? Il ne s’en souvient pas du tout. Un trait d’humour s’infiltre dans sa question :

— Alors cause, esprit des sacs !

— Tu rêvais d’un lit douillet avec un oreiller en plume. Est-ce que, par hasard, dormir sur la terre avec un sac-à-dos sous la tête ne commencerait pas, à ton âge, à devenir disons un peu trop spartiate ?

Le voyageur se frotte vigoureusement les articulations.

— C’est vrai que c’est de plus en plus dur de dormir à même le sol, finit-il par confesser.

À ce moment précis, il éprouve la sensation que la nuit, avec son rideau d’ombre piqueté d’or, a une capacité supérieure à celle du jour à refléter son monde intérieur. Il se sent pris d'un inexplicable vertige, comme s’il allait trébucher parmi le solfège des étoiles, dans une solitude hors temps, où tout est possible.

Il prend son harmonica et joue, des frissons plein le corps, un blues lancinant d’Etta James : I’d rather go blind.

L’enveloppe de son harmonica murmure :

— Oui, on entend bien la nostalgie de ta jeunesse, voyageur. Allez, c’est à toi, maintenant, de déballer ton sac ! Joue, et on se tait.

 

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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