6 Décembre 2015
Au Caire, dans ces années-là, il est possible de trouver pour s’héberger des hôtels clandestins. En vérité tout un petit peuple vit et s’organise en marge de tout ce qui est autorisé, mais il y a une tolérance qui s’érige en généralisation, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas au coup par coup des représailles de la loi. Et ces gens, venant des campagnes ou des bidonvilles, dans l’urgence et la survie, s’installent de partout, notamment sur les toits et terrasses des immeubles confortables. Ils paient de leur sueur, par de dures tâches domestiques cette tolérance à des intermédiaires peu scrupuleux.
Avec notre flair de jeunes pistards nous dégottons un de ces lieux d’hébergement clandestin. Il est au neuvième étage d’un immeuble situé non loin de la gare centrale : une pièce minuscule, jonchée de débris divers, chapeautée de tôles rouillées, avec un matelas pouilleux jeté à même le sol, le tout ouvrant sur une terrasse surencombrée. De la volaille caquette ; des mères réprimandent leurs bambins, cuisinant sous le ciel ouvert. Bruits de casseroles choquées, odeurs de graillons. Peu d’hommes la journée, sans doute travaillent-ils à l’extérieur ! Un seul point d’eau, un robinet rouillé mal ajusté au bout d’un tuyau qui suinte. Cette plomberie sans doute clandestine comme le reste, branchée sur les installations légitimes des étages inférieurs, fuit de partout, ainsi tout le monde, poules, enfants, adultes, pataugent dans des flaques d’eau chauffée par le soleil et épaissie de crasse et autres poussières abondantes. Un paradis pour les moustiques dès que tombe la nuit Cairote. Du côté water-closet, ce n’est pas clair, à l’étage du dessous, peut-être, mais pas n’importe quand, il semble y avoir des heures. Donc nous nous débrouillerons autrement, une bouteille pour pisser vidée en catimini dans la douche et pour le reste, la défécation, dans les toilettes des bars et restaurants alentour. Pour se laver, oui, nous avons compris ce chapitre explicatif, il y a une sorte de cabane avec une douche sans pommeau. L’eau, la journée, est brûlante, il faut s’y rende au petit matin, la nuit permettant à l’eau de perdre de la température, mais il y a la queue, tout le monde attend avec son bout de savon. Tout le monde, oui, mais un tout le monde enfant et hommes, les femmes doivent trouver d’autres alternatives, d’autres heures pour se laver, en tout cas elles ne font pas la queue à l’aube quand l’eau a été tiédie par l’absence de soleil. Moi non plus, du fait que je me couche à point d’heure, traînant les bars à bière qui existent encore à cette époque-là, grouillant de noctambules curieux de notre statut d’étranger. Je ne voyage pas pour visiter les lieux de cultures, je ne suis même pas allé au pied des pyramides, à peine au musée, mais pour approcher mes semblables, d’autres manières d’être et de se comporter, de penser, d’autres valeurs.
Les bars à bière sont idéals pour faire des rencontres, ils regorgent d’une population souvent jeune et avide d’approcher les étrangers que nous représentons. Nous sommes conscients que ne viennent ici que des hommes issus de milieux sociaux culturels aisés; les traditionalistes et autres religieux regardent ces endroits comme des lieux de perdition, un marchepied vers les flammes de l’enfer. Et évidemment, comme partout en islam, il n’y a que des hommes (la femme devant rester dans l’ombre pour exciter l’imaginaire) me dit un étudiant, des hommes et beaucoup d’homosexualité, entre autre dirigée sur nos jeunes personnes. Nasser, un marxiste, athée et véhément, - quel courage ! répète que chez les musulmans la femme est l’esclave de l’homme. Des polémiques en arabe s’en suivent. Nasser est au bar à bière chaque nuit, il devise souvent avec Moktar, un ancien marin, ivrogne et philosophe. Ce personnage au verbe pourfendeur et coloré parle si bien notre langue que nous avons tendance à nous taire pour éviter de trop montrer notre pauvreté d’expression. Quand il réalise que je suis aveugle il me sert en passant une petite histoire mythologique : – Sais-tu jeune homme de France que Rê ou Râ était considéré comme étant le dieu solaire dans l’Egypte ancienne. On raconte qu’à sa naissance il fut aveuglé par la lumière ; tu dois avoir une filiation avec lui, c’est sans doute elle qui ta donné l’élan pour reconquérir le sol d’Egypte. Au détour d’une conversation en français ou d’une traduction d’une des polémiques en arabe allumées par Nasser, il nous dit qu’il a très bien connu Albert Cossery à Paris. Il habitait à l’hôtel la Louisiane où ont vécu Simone de Beauvoir, Sartre et bien des jazzmen américains. Nous, nous ne connaissons pas cet Albert Cossery mais nous taisons notre ignorance. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons des étrangers comme Moktar parlant un français aussi châtié et doté d’une culture aussi universelle. En Syrie, déjà, deux fois nous fûmes abordés par de vieilles gens qui voulaient parler le français, «la langue de la liberté et des droits de l’homme», et échanger de savantes paroles autour de Victor Hugo, de Voltaire et de Rousseau. De concert avec son intellectuel complice Nasser, Moktar affirme que la femme en Egypte n’est rien d’autre que l’objet de son propriétaire de mari. Lui il fréquente à l’excès les prostituées, et à chaque tournée de bière il lève son verre à leur honneur : – A la santé d’Aminata d’Abidjan. De Yasmina de Surabaia ou de Rose de Pigalle. Une nuit de déraison il nous invite chez lui, près d’une porte ouverte dans les remparts de la vieille cité. Il est sculpteur sur bois, ce que nous ignorions, taille aussi la pierre, et dessine. Quand nous découvrons qu’il ne sculpte taille et dessine que des prostituées avec leurs clients, nous comprenons qu’aucune galerie d’art Egyptienne ne peut exposer ses œuvres sans encourir la vindicte. Il répond à cela qu’il s’en moque, que la recherche de la notoriété est juste bonne pour les ignorants, pour ceux à qui il manque quelque chose. Lui sculpte ce qu’il y a de plus près sur le plan symbolique de la relation entre le créateur et sa créature. Nous ne comprenons pas très bien ce qu’il veut dire, d’un côté il fustige la religion, les religions, et d’un autre il célèbre le lien entre l’homme et la vie avec marteaux, gouges, burins et crayons sans oublier les mots dithyrambiques qui coulent de sa bouche.
– Savez-vous jeunes étrangers que les musulmans ont interdiction de représenter leur dieu?
Vautrés sur un canapé en écoutant des disques de la môme Piaf, microsillons qui craquent tant ils ont du être visités par un diamant usé, désormais nous buvons du «lourd», du whisky de contrebande acheté au port d’Alexandrie. Quand elle chante Milord, la Piaf, nous réalisons que l’auteur de cette chanson mythique est né en Egypte, à Alexandrie, un certain métèque du nom de Georges Moustaki. Moktar, artiste à l’œuvre clandestine – décidément que de choses clandestines au Caire ! - nous ouvre son atelier et son cœur, mais nous sommes jeunes et ses confidences métaphysiques passent au-dessus de nos préoccupations de l’époque, pourtant je crois qu’elles ont avec le temps opéré à mon insu. Ce sera bien des années après que je réaliserai que Moktar a, cette nuit-là, ensemencé l’aridité de mon jardin. Il parlait à une région du cœur encore voilée par mon arrogance. Il dit des choses aussi étranges à notre entendement de l’époque et avec une véritable ferveur que les prostituées sont à l’image de la vie : – Elles se donnent à tous, aux riches, aux pauvres, aux beaux, aux laids. Puis il parle des madones, celles de Léonard de Vinci, de Sandro Botticelli, de Raphaël, et avec beaucoup d’emphase et de poésie, de l’axe du regard qui converge entre la vierge et l’enfant, du lien de l’amour. Il fait un parallèle entre les vierges à l’enfant et ses prostituées et leurs clients, nous montre le pont invisible entre le désir et la chose désirée. Nous sommes interloqués, de choses pareilles jamais n’avons entendues parler ! Et deux verres de whisky plus tard : – Allah «il entend par Allah la Vie», est une prostituée ! Il ou elle, – la vie n’a pas de genre, sachez-le jeunes gens de France, elle s’offre à vous en permanence sous la forme de l’autre. Mais ces ânes de croyants n’en veulent pas des autres, surtout ceux qui sont différents d’eux, pensent autrement, donnent un autre nom à leur dieu… Ils ne veulent qu’une chose, convertir, forcer l’autre à embrasser leur foi. Ils font la guerre, c’est l’ancestral prolongement des conflits de territoires des tribus d’antan. Ils sont dans la répétition du passé, manquant de liberté pour faire place au nouveau, à la créativité. S’ils avaient une sexualité épanouie, ils seraient moins belliqueux, moins frustrés. L’islam d’aujourd’hui hormis le soufisme et quelques modérés, est tout sauf de l’amour. Voyez comme, jeunes gens de France, ils ont substitués le désir par l’abstinence et la connaissance éclairée par la foi aveugle. D’ailleurs la plupart des croyants de toutes les religions sont dans le même cas de figure, en opposition avec les autres, les différences, alors que leurs prophètes, Mohamed, Jésus, Moïse, Krishna, enseignent le lien invisible qui nous unit à tout ce qui est, nous fournissant même les clés pour le réaliser.
Nous finissons par comprendre qu’il se méfie de ses voisins. Personne d’autre que quelques amis Egyptiens triés sur le volet n’est admis dans son antre à prostituées sacralisées. Il pourrait avoir des ennuis non seulement avec les musulmans rigoristes mais au simple nom de la morale en court. Quand j’y repense aujourd’hui, trente-cinq années plus tard, je me dis qu’il était atypique et téméraire notre Moktar ; et je me demande, s’il vit encore, ce qu’il peut bien être devenu au sein de cette société Egyptienne qui a été rattrapée par des valeurs d’antan. Plus de bar à bière pour deviser avec les étrangers ! Quoiqu’il en dise, il semblait s’être trompé de pays pour s’exprimer à visage découvert, avec ses prostituées madones, à moins que ce ne soit le danger encouru qui galvanisait son art transgressif! Toujours est-il que cette nuit-là, nuit d’ébriété, nuit de croyances vacillantes, je palpe à gogo de la prostituée en pierre, en bois, bien en chair, suggestive. Du sein généreux, de la fesse qui réveille tout les appétits, des mains et des bouches faites pour donner et partager le plaisir, des ondulations corporelles, des sexes béants et assoiffés. Si les femmes sont presque toutes entièrement dévêtues, saisies dans des pauses célébrant le désir, les clients mâles montrent à la fois leur rang social par du vêtement allant de la djellabah de base du fellah, fermier, au bleu de travail de l’ouvrier en passant par l’élégant costume occidental et en même temps leur libido, sexes jaillissants, mains tendues, concupiscence en mouvement. Tim me confirme qu’ils ont des visages aux expressions très diversifiées. S’y lit la timidité du novice, la hardiesse arrogante du parvenu, l’extase contenue du mystique et le sourire dégoulinant du libidineux. Moktar nous explique qu’à l’antiquité, pour atteindre à la plénitude, l’homme avait deux chemins possibles à parcourir : la religion, nourrir le cœur, le sentiment, et l’érotisme, une voie de la chair. Mais du haut de nos vingt ans passés nous ne sommes pas encore très sereins avec les vertus du désir, il y a encore de la culpabilité et de l’impureté, de la peur. Devant cette liturgie sexuelle figée par l’artiste nous sommes un peu mal à l’aise. Nous apprenons avec stupeur et émerveillement qu’en Lydie fut découverte une stèle funéraire d’une prostituée sacrée répondant au nom d’Aurelia Emilia. C’est un ordre divin qui lui aurait ordonné de servir la Vie à travers les hommes de cette manière-là. Moktar, intarissable, parla d’Hérodote qui aurait écrit dans son premier livre que Chéops prostitua sa fille Hontsen et que l’argent gagné par ses talents au bordel lui permit d’employer plus de bâtisseurs pour élever sa pyramide. En remuant son verre de whisky où teinte un glaçon, il évoque l’inceste dans l’Egypte antique, aujourd’hui tabou ultime, souillure interdite, inceste royal envisagé comme une obligation religieuse. – Vers cinq heures du matin, la môme Piaf qui nous donne la chair de poule est rattrapée par la voix des muezzins appelant les premiers fidèles à la prière. C’est comment dire, surréaliste, non, irréel, un irréel qui s’accroît parce que nous sommes nous-mêmes si peu vrais, une si pâle ébauche de nos potentiels ignorés. Moktar nous raconte, tout en nous raccompagnant au pied de notre immeuble, de notre hébergement clandestin, qu’Albert Cossery lors d’un voyage en Amérique dans les années quarante a fait connaissance avec Henry Miller. J’acquiesce, mais ces noms d’écrivains - j’ai fini par comprendre qu’ils étaient des hommes de plume - ne me disent rien, je ne lis pas, et faute de goût, je m’en vante volontiers, assurant que le savoir ne mène nulle part. Mais ce qui est plutôt cocasse, c’est que ces deux écrivains, Cossery et Miller, quand je découvrirai très prochainement les joies du lire, s’ajouteront au nombre de mes compagnons de cœur. Ils rempliront mes nuits de lecteur insomniaque de leurs forces de vie. Il va sans dire que tout ce petit monde interlope du Caire by night impressionne fortement nos vingt ans.
L’après-midi après quelques heures d’un mauvais sommeil alcoolisé, sous le toit de tôle de notre clandestine pièce surchauffée, Tim m’explique où se dresse la douche au milieu de tout un capharnaüm. Je m’y dirige au jugé, oreilles et intuition en alerte, mais mon compagnon ne tarde pas à me rejoindre en me prévenant que si je vais trop sur la droite il y a un réel danger avec des fils électriques à hauteur de tête qui n’ont rien de très orthodoxes. Ils surgissent des étages inférieurs en grimpant le long de la façade et sont à moitié dénudés. Dans la cahute-douche je trouve le robinet. Il y a des clous qui dépassent des planches mal jointes. Je libère l’eau en me tenant éloigné pour ne pas être ébouillanté – elle chauffe au soleil torride de juin, – j’ai l’intention de me laver au gant sans me mettre sous le jet. Je tourne le robinet rouillé, quelques gouttes d’eau brûlante rebondissent sur le ciment fissuré et crasseux. Une terreur soudaine me jette à poil dehors, une terreur d’avant la pensée organisée, une terreur engrammée dans la nuit des temps avant que l’homme ne découvrît le feu qui rendit les ténèbres acceptables. Les femmes se mettent à crier, les gosses grégaires accompagnent leurs mères par solidarité. ô Allah il y a un homme tout nu et étranger sur la terrasse et en plein jour. L’image de l’enfer, nous ne voulons pas voir cela, ô Allah fait tomber un voile sur nos yeux ! Je réalise à peine le scandale que ma présence insolite provoque, je cours les mains devant moi, tout nu, les poils hérissés par la trouille, vers la pièce où Tim se repose. Il entend le drame qui se joue dehors. Il surgit, m’attrape et me conduit vif comme l’éclair vers notre refuge. Je me jette sur le matelas crasseux et je répète plusieurs fois : – Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, l’eau de la douche commençait à couler et soudainement un truc s’est rué entre mes jambes. Je n’ai rien compris, absolument rien, j’ai été si surpris que j’ai jailli dehors à poil et tu les entends les effarouchées ! – Oui tu as allumé un beau scandale avec ta peur, je file voir ce qui a bien pu provoquer cette terreur de la castration. Il revient presque aussitôt. Hilare il est le compagnon ! Il rie de bon cœur, me boxe la poitrine en m’expliquant : – Le «truc» qui s’est rué entre tes guiboles ce n’était rien d’autre qu’un canard, un joli canard noir qui doit avoir trop chaud et qui recherche à tout prix de l’eau. Puis entre deux quintes de rires il rajoute : – Un canard noir pour une canne blanche, voilà un titre de chapitre tout trouvé quand tu écriras les tribulations d’un aveugle autour du monde ! Il a rapporté de la douche ma canne, le savon et mon lungi. Nous finissons par sombrer dans une sieste lourde mais des coups insistants à la porte nous ramènent au Caire. Un homme que nous n’avons pas encore aperçu rentre sans que nous l’ayons invité dans notre réduit sordide et nous enjoint de quitter la place sur-le-champ. Autrement, nous dit-il avec un anglais approximatif, ça va mal se passer. – Les étrangers se permettent des choses inadmissibles. Les femmes sont choquées. Et il continue en arabe. Nous identifions des insultes. Trois minutes plus tard nous sommes au pied de l’immeuble. Les hommes ont l’art et la manière pour faire du monde un enfer ! Crois-tu toi, Tim qu’un homme comme ce Moktar a derrière son art sacré, ses prostituées avec leurs clients, trouvé une oasis d’où sourd une eau plus pure? Tandis que nous patientons sur le quai de la gare, un petit vendeur à la sauvette vient à nous et nous demande si nous, français? Nous acquiesçons. Il s’en va, avec des mimiques conspiratrices, puis revient avec sous le bras une pile de livres. Et que découvrons-nous ? Mendiants et orgueilleux du fameux Albert Cossery, l’écrivain Egyptien qu’a fréquenté Moktar à Paris. Pour ma part jusqu’à aujourd’hui je ne lisais que des romans d’espionnage, OSS 117, de Jean Bruce, SAS de Gérard de Villiers, ou des récits de voyages comme flash, h comme hippie. Pourquoi ne pas voir ce qu’il y a derrière ce titre paradoxal en apparence, au moins en mémoire de Moktar, de Piaf, du whisky de contrebande et de ces madones version très sexuée. Nous sommes jeunes – ce qui n’est pas une excuse, évidemment ! et nous ne connaissons rien des devadasis de l’Inde ni des prostituées sacrées de l’antiquité. Dans nos esprits, que nous croyons ouverts, plaisir sexuel et sentiment religieux sont encore compartimentés. Albert Cossery et prochainement Henry Miller nous offriront d’autres perspectives, mais le train s’en va, mon voisin enturbanné me tend une canne à sucre à mâchonner. Mâchonnons alors, elle n’est pas blanche cette canne-là !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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