28 Octobre 2013
JERUSALEM - 1977 .
Un coup de canne à gauche, un autre à droite, je dérive au hasard de mon inspiration, peu pressé de demander la direction du portail de Damas, d'où il me sera aisé de retrouver notre hôtel.
Par inadvertance, mon blanc radar télescopique se faufile entre les jambes d'une femme qui pousse un petit cri d'effroi, puis, constatant que ce n'est qu'un aveugle, s'excuse en hébreu. Bien que je ne comprenne pas cette langue, le ton manifeste de sa voix ne me permet pas de déceler une invitation à ce que certains bien-pensants appellent la débauche. Dommage!
Un peu plus loin, je bouscule un vieillard qui manque de s'étaler de tout
son long. Un mot bref et un bruit mat me font penser que l'aïeul a proféré un juron en lâchant sa canne.
Tiens ! quelqu'un s'empare de mon bras, et en anglais s'informe de ma destination :
" Je ne vais nulle part pour le moment, merci. "
Ce qui le plonge dans l'embarras.
" Nulle part ? Ah bon, mais faites bien attention ! "
Puis il s'éloigne en me souhaitant bonne promenade.
Aujourd'hui personne ne m'agrippe avec des mains tremblantes et suantes de charité, cela me surprend, bien que rapidement je réalise que tous ces pèlerins sont ici pour se recueillir sur le supposé tombeau du Christ et non pas pour s'appesantir sur le sort d'un aveugle pas très net d'apparence. Je suis désargenté et je viens avec mon compagnon de traverser en auto-stop l'Europe et le Moyen-Orient. Mes vêtements sont plutôt défraîchis.
Je m'inquiète tout de même un peu des activités de mon ami, connaissant son opportunisme et ses talents de pickpoket.
En 1977, nous sommes un peu, comment dire, pas très citoyens, amoraux et immoraux, borderline, d'aucun dirait sans foi ni loi.
De fait, nous vivons au jour le jour, voleurs au grand cour et poètes à notre manière.
Que fait-il, le brigand ? Je sais qu'il a plus d'un tour dans son sac, mais la répression en Israël a des yeux qui regardent dans toutes les directions.
Et vlang ! A force de trop écouter mes pensées, je finis par oublier ce qui se déroule autour de moi. Je me suis seulement heurté à un porte-cartes postales, mais mon front bosselé en a vu bien d'autres !
Tiens, il devait y avoir un virage quelque part, car je suis entré tout droit dans une boutique qui sent l'encaustique.
Ca me fait le plus grand bien de circuler seul. Je dois mesurer l'importance de tous mes gestes ainsi que leurs conséquences, ce qui requiert toute ma concentration.
Vous devez vous demander comment un aveugle peut s'orienter dans une ville occidentale. J'insiste sur ce qualificatif, car les cités orientales, avec leurs plaques d'égouts manquantes, avec leurs esquisses de trottoirs où toute une population à même le sol, cuisine, mendie, rafistole,dort, fornique ou écoute les Dieux, où le brouhaha et les odeurs violentes brouillent les cartes, (où tout y est si intimement lié, compact, que l'ouïe et l'olfactif ne dissocient plus rien tellement ils sont saturés par ce magma si joliment humain), représentent autant de pièges pour le non-voyant.
En revanche, les villes européanisées possèdent une cartographie sensorielle facilement déchiffrable. Un hall ouvert sur une rue résonne ; une pâtisserie ou une fleuriste avertisse l'odorat ; un garage sent l'huile ou le pneumatique ; la pharmacie a une odeur tiède de chimie ; une gare se raconte avec ses hauts parleurs.
Presque toutes les boutiques se trahissent donc avec leurs odeurs.
De même, les bruits, l'affairisme dénoncent un endroit. Le feu rouge, par exemple, s'annonce par le ralentissement des véhicules, puis leur arrêt. Il y a aussi l'absence de construction qui se devine par les courants d'air qu'elle suscite. Mais l'aveugle possède d'autres alliés tels l'écho, les changements de température infimes, et surtout l'intuition qu'il développe au cours de ses nombreuses déambulations qui, tout bien considéré, relève d'une formidable capacité de concentration.
Les présences humaines, les masses, se détectent et se perçoivent au niveau de la tempe. Je sais, par exemple, qu'à ma droite se dresse un objet mais je ne peux le définir, lui attribuer une dimension, un pourtour exact. Je perçois qu'il y a quelque chose, mais je ne sais pas de quoi il s'agit. Cette détection me tient en alerte.
J'ai remarqué qu'un effort soutenu de vigilance finit par révèler un état naturel d'attention où je n'ai plus besoin de produire un effort.
Si par exemple je marche au bras d'un ami et que je converse, ce regroupement d'attention opère presque d'une manière autonome.
C'est comme si l'effort volontaire d'attention avait amorcé un accès à une faculté nouvelle, fait apparaître une sensorialité jusque-là inconnue.
L'attention oeuvre et informe aussi sûrement que lorsque votre pied rencontre le vide d'une hauteur inhabituelle d'un trottoir. Mais je pressens quand même qu'il y a des possibilités que j'ignore encore et que seule la pratique peut révéler tel l'écholocation.
Quand la cécité choisit de s'installer dans une personne, celle-ci perd d'un seul coup toutes ses références - dont les yeux étaient les plus sûrs alliés - et au début elle n'a évidemment pas encore développé cette faculté d'écoute qui permet, d'une manière différente de déceler son environnement immédiat. Et cela lui prendra un certain temps, car dès qu'elle ressent ses nouvelles antennes, nouvelles captations d'impressions jusque-là inconnues, elle n'ose pas encore leurs faire confiance. Elle se croit le jouet de son imagination alors qu'en fait de nouvelles perceptions éclosent en elle.
Et c'est pour cela que je dis aux aveugles que je rencontre sur mon chemin d'oser se vivre tels qu'ils se perçoivent et non plus tels que les autres les appréhendent. Oser se vivre sans modèle en suivant le fil, au début ténu, presque imperceptible, de l'attention qui va grandissante, voilà le seul conseil qui ouvre sur une adaptation aux situations.
Cela exige une détermination, une envie de vivre tel que l'on est.
Si, au contraire, on sombre dans l'apathie, donnant de la nourriture aux états d'âme négatifs, englué dans la comparaison avec un soi-même qui aurait des yeux pour percevoir, on finit par se fossiliser dans une sorte de prostration. Mais l'abattement ne réveille pas l'envie d'émerger, d'aller de l'avant avec des moyens nouveaux.
La torpeur endort l'attention et engourdit les forces insoupçonnables du désir.
Si vous passez discrètement votre main devant la figure d'un aveugle,
à la hauteur du front et des yeux, il sentira que quelque chose le frôle, mais il n'identifiera pas l'objet. Tout à chacun détient cette hypersensibilité, mais elle est atrophiée chez ceux qui voient, par manque d'utilisation.
L'aveugle ne possède pas un sixième sens, comme le croient beaucoup
de gens, mais il est tout simplement davantage unit au mystère de l'attention.
Après un quart d'heure de divagations pédestres et psychiques dans le vieux Jérusalem qui sent si bon les épices et le café torréfié, je m'immobilise au milieu d'une ruelle et demande, en anglais, si quelqu'un peut m'expliquer dans quelle direction se trouve la porte de Damas.
Un hollandais prétend avoir l'éternité devant lui et me conduit au pied des marches de mon hôtel. Il me tient par le coude, ce qui est à mon avis une excellente manière de guider un aveugle.
Parfois les gens nous attrapent n'importe comment.J'en veux pour preuve cette anecdote.
Je cheminais avec mon ami Tintin dans les montagnes couleur rouille qui s'élèvent, hautes et pelées dans le centre de l'Afghanistan. Nous étions
à plus de trois mille deux cents mètres d'altitude, en plein été, sous un soleil impitoyable, partis à la recherche de grottes à l'intérieur desquelles nous espérions trouver des squelettes de loups. L'hiver, le climat continental isole cette région sous la neige et la glace ; l'été, il y règne une chaleur assassine. Un rapace planait dans le ciel incandescent qu'il déchirait de cris tranchants.
Dans cet univers minéral chauffé à blanc, où régnait un silence qui forçait le respect, nous rencontrâmes un berger.
Quand il découvrit ma cécité, en dépit de mes protestations véhémentes, il me hissa sur ses épaules comme si j'étais un ballot de paille. Et à grandes enjambées, une mélopée sur les lèvres, il entreprit de descendre vers la vallée ou il nous présenta à sa famille...
- Alors comment ça va ?
Je retrouve mon compagnon haletant, affalé sur son lit.
- A présent on peut quitter ce lieu sacré, se contente-t-il de dire, plutôt énigmatique.
Il vient de subtiliser un porte-monnaie garni de dollars et de livres sterling à un américain.
« Il faut avouer, me révélera-t-il plus tard, que c'était tentant !
J'avais déjà repéré ce portefeuille avant d'entrer dans le Saint-Sépulcre.
Il dépassait, provoquant, de la poche arrière du bigot. »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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