29 Décembre 2013
Mercredi 8/09/99
J'expliquais à Julie, 4 ans, que je partais en Inde pour assez longtemps et toi Leïla, ma fille, de rétorquer :
"Mais tu m'emportes dans ton coeur papa."
Et Julie de se récrier :
"Mais ce n'est pas possible !"
Là apparaît toute votre différence (et également la richesse de votre relation).
Julie est éminemment pratique et logique. Elle sait déjà ce qui est possible. Et ce qui est possible relève de ce qui est prouvable, concret et validé par l’éducation reçue.
Elle m'a dit, avec sa naïveté enjouée :
"Mais Leïla ne peut pas rentrer dans ton coeur."
Et comme je répondais :
"Si, bien sûr", elle nous déballa alors des considérations rigoureusement physiques car elle prenait ma phrase ô combien allégorique strictement à la lettre.
Marie intervînt très à propos avec toute la simplicité dont elle est porteuse:
"Le coeur, Julie, dans ce que vient de dire Jean-Pierre, en disant qu'il emportera en Inde Leïla dans son coeur, en fait c'est la capacité à aimer."
Leïla
En caressant les rides du rocher sur lequel j'étais assis,
nostalgie, vent, lumière et cigales sur et dans le corps, je songeais une fois de plus à mon ami Luis Ansa et au « Sept plumes de l'aigle », ce récit d’Henri Gougaud qui rend la vie de Luis si frémissante :
"Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué.
Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l'encadrer dans leur salle à manger !
Au-delà de ce que l'on croit réel et de ce que l'on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd'hui. Elle s'ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais."
Sur le moment, je n'avais naturellement pas les mots exacts de ce paragraphe, mais je macérais dans l'impression puissante qu'ils m'avaient offerts à leurs lectures.
Tu as Leïla une manière de faire des câlins qui me fait fondre comme neige au soleil.
Tu frottes tes lèvres et tout ton visage contre notre ventre ou contre nos mains. Ainsi tu fais très petit animal qui donnerait de la tête contre le poitrail protecteur de sa maman ou contre ses flancs pour saisir la mamelle.
Hier à Laboule je t'ai hissée sur le mur de la terrasse qui surplombe l'escalier. J'étais debout dans les marches. Tu as ouvert les bras et tu as abandonné tout ton petit corps en le soudant à ma poitrine.
Quelle surprise !
Ce fut un bonheur que le temps ne peut capturer et que ne pourront jamais restituer les mots.
Un bonheur qui nous dilate de son indicibilité, nous fait tout autre.
Ce bonheur là, quand il est en gestation, sur le point de naître, on le pressent car ça remue dans la poitrine. On dirait que le coeur se branche sur une autre fréquence. Il y a des ratés, des interférences avant que la réception soit claire. Puis on note, avec une certaine appréhension, que l'on va perdre pied car l'habitude, le prévisible, ne peuvent pas s'engouffrer dans cet espace inconnaissable.
Tout devient clin d'oeil.
Il y a alors une fraternité avec l'air, le soleil, un goût de soi incomparable.
Il y avait une saveur à nulle autre équivalente dans ce bel après-midi d'été.
Ce fut comme si une porte s'ouvrait sur le jardin de la simplicité. Alors une joie d'avant la création, où les créatures sont à la fois les autres et elles-mêmes, m'a frôlé de son vol imperceptible.
Je suis sûr qu'une fée a pouffé de rire, une main devant la bouche par discrétion, ravie de sa bonne plaisanterie.
Oh je ne l'ai pas entendu car quand on est aussi heureux on perd l'oreille sélective du vieil homme. Même les fées ne peuvent plus nous séduire. Mais elles rient gratuitement pour articuler leur joie sans le souci d'être entendues.
Elles rient car le rire et la joie sont jumeaux. Ils vivent au pays incréé du silence et de la gratitude.
Quand on y pénètre, quand les divagations de notre tête s'éteignent, on fait alors connaissance avec elles. On s'aperçoit à notre grand étonnement qu'elles nous attendaient de toute éternité.
C'est nous qui étions absents. Pas elles. Jamais.
L'homme de l'ingratitude est assis sur un sac d'or et continue malgré tout à tendre la main.
Lui, inlassablement raisonnable, convenablement malheureux, il répète que les fées ne sont que dans les histoires pour les enfants. Et ce qui est triste, c'est qu'il est cru par ses semblables !
Il ne veut que le bonheur-mirage, celui qui fait courir et qui à chaque fois se dérobe. Celui qui appartient au verbe avoir. Au désir de posséder. A la peur de perdre et de manquer. A la souffrance.
La vie pour cet homme du déluge est un combat qu'il faut gagner.
Il ne semble pas entrevoir le sourire pince-sans-rire de la mort.
Il n'a pas d'espace pour les fées, et si peu pour la lucidité.
Mais cet homme-là perd pied dans ce bonheur, et c'est heureux.
Il ne se reconnaît plus.
IL ne peut pas se reconnaître car sa consanguinité avec la vie est totale quelle que soit sa forme du moment.
La gratitude le berce comme une mère aimante, mais une mère si intime qu'elle n'est pas séparée de lui.
Il lui reste à ouvrir les yeux de l’éternel printemps.
Sache Leïla que ta venue et notre vécu partagé depuis 4 ans fut ce qui m'est arrivé de mieux dans cette vie. Et pourtant je clamais haut et fort que d'enfant point n'en voulais. Tout mais surtout pas ça ! Mais tu m’as joué une belle farce car tu ne me croyais pas, toi.
Tu savais que ta venue au monde éveillerait en moi la faculté d'aimer et d'avoir vraiment envie de vivre.
Tu ne m'as pas cru, les fées non plus ne nous croient pas, et c'est pour ça qu'elles rient aux éclats quand l'homme découvre la fable dans laquelle il s'était fourvoyé.
Yvan Amar qui n'était pas un homme de croyances, ni d'incroyances, m'avait dit :
"On est pas père, Jean-Pierre, on le devient."
Oh ami, combien c'est vrai !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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