28 Novembre 2012
Mon père est malade. Très malade. Il a 83 ans.
La dictature impersonnelle du on-dit prétend que c’est dans l’ordre des choses et que c’est déjà bien qu’il soit arrivé à un tel âge. Et quand elle apprend, que ce vieil homme a fumé soixante années, elle soulève une épaule fataliste et dit la morgue aux lèvres
- Tu ne vas quand même pas me dire que ce n’est pas cohérent : il a fumé et il est âgé, il va mourir, rien d’extraordinaire à cela.
Elle fait une grimace et un mouvement de main qui dessine un adieu, un ciao amigo, puis elle m’invite à parler d’autre chose. Mais moi je refuse, je suis pleuré du dedans, désemparé devant ce vieil homme qui ose à peine avoir peur parce que ça ne se fait pas dans le monde de ses représentations.
Il ne mange presque plus rien, ni des yeux ni de la bouche, il ne mange plus la vie devant lui, à peine un peu de télévision par habitude, mais il n’y a plus d’élan pour le nouveau. Les petits plaisirs se sont retirés de lui.
Il ne mange plus rien, il est grignoté par l'inévitable.
Et si je lui annonçai à la dictature du on-dit que l’hôpital diagnostique un cancer aux poumons, elle dirait :
- Il a fumé, il paie.
Alors je garde le silence, je ne nourris pas cette donneuse de leçons-là.
- Tu veux jouer à la belotte avec nous papa ?
- Je n’ai envie de rien.
Et une quinte de toux le secoue, il crache du sang, puis bourru maugré :
- Je me demande bien ce que je peux bien avoir !
Moi je le sais, je le sais depuis hier, et ce savoir me fait mal, je ne sais pas encore comment le lui tendre.
Le conserver me pèse. Lui abandonner me terrifie.
Lui aussi le sait mais il ne veut pas se l’avouer.
Toute la dialectique entre conscience et inconscience se joue dans cet homme usé, cet homme usé qui regarde à peine à travers la fenêtre où le paysage montagneux réquisitionnait son attention il y a encore peu de temps.
Ce vieil homme regarde avec un effroi contenu à travers une autre fenêtre qu’il ne voit pas, une fenêtre sans paysage, sans vitre, sans cadre. Une fenêtre qui s’avance et qui finit toujours par avaler ceux qui voudraient se maintenir spectateurs de cela qui ne peut se regarder en face.
Personne n’a vu par le trou de la serrure, trou inventé par ceux qui brûlent de voir de l’autre côté de la vie.
Et si le supposé autre côté n’était qu’une sécrétion de la peur du rien ?
Avec sa voix grave, effondrée dans la poitrine, le père dit :
- Jean-Pierre j’ai posé une enveloppe derrière le transistor, c’est écrit dessus : après moi. Tu trouveras dedans toutes les démarches administratives à suivre où cas où il m’arriverait quelque chose !
Et une parodie de la chanson de Jacques Brel me fait un clin d’œil :
« Chez ces gens-là on ne meurt pas monsieur, on ne meurt pas, mais il nous arrive quelque chose ».
Et il revient à la mort de sa femme, de ma mère, et rejoue verbalement la scène pour la énième fois. Il tourne dans cette boucle événementielle.
Il y a des drames qui nous piègent à jamais, et je crois que nous les réinterprètons pour vérifier s’il n’y a pas quelque part une issue.
- A neuf heures et demie, le 11 mars 2003, quand je suis revenu du jardin je lui ai demandé comment elle allait, elle était bien, elle a mangé une banane et m’a dit qu’elle allait se reposer. Je retourne au jardin. Vers dix heures je la trouve morte sur son lit.
La voix anxiogène de la dictature du on-dit klaxonne au carrefour de mon attention assoupie par les paroles du père mille fois entendues :
- Et toi aussi tu as beaucoup fumé ?
Et moi de rétorquer :
- Mais que sais-tu de l’ordre des choses toi qui n’est que l’écho des peurs collectives ?
- Tu sais ce qui est normal, chronologique, statistique, général. Tu ne connais pas les causes. Ta bouche putride mâche et rumine le passé pour faire croire à tes adeptes qu’il n’y a que répétition. Ecoute mon histoire o dictature de la norme, et va exercer tes sortilèges autre part :
Un père Japonais qui allait bientôt marier son fils se rendit chez un moine zen, un artiste, lui demandant de réaliser pour son enfant un tableau porte-bonheur de circonstance. Quelques temps plus tard, il revint prendre possession de l'oeuvre.
Le tableau qu'on lui tendit était simplement fait de trois calligraphies. Elles signifiaient :
Le grand-père meurt, le père meurt, le fils meurt.
L'homme fut déconcerté, outré même. Il protesta, disant qu'il s'agissait d'une fête joyeuse, le mariage d'un fils aimé, et que ces lugubres affirmations n’avaient rien du porte chance demandé.
Alors le moine zen se tourna vers lui et répondit :
- Imagine que cela n'arrive pas dans cet ordre !
Ce qui nous choque avec la mort et son œuvre, fragiles humains, c’est ce changement radical, pas de progression, un arrachement soudain et sans retour :
- il y a un instant elle était bien vivante et d’un seul coup elle est morte.
J’entends dans les paroles de mon père un effroi, le froid effroi, l’effroi sacré parce que ça crée de la peur, de la peur que l’on tente de costumer avec une croyance quelconque parce que la frayeur toute nue est intolérable.
Mais il n’y a que les faits, bruts, brutaux, souvent vécus comme dramatiques sur fond d’ordinarité.
« Ce qui donne un sens à la vie confère un sens à la mort », disait l’abbé Pierre, mais quand il n’y a plus de sens pour rien, même plus un conflit avoué avec qui s’empoigner, un antagonisme désigné, l’homme immergé par le déni et le refoulement devient lourd comme une montagne. Une montagne d’angoisse qui feint de ne pas se voir. Et cet homme aujourd’hui c’est mon père, mais hier il fut mon papa, et un papa ce n’est pas rien pour un enfant, l’enfant que certes je ne suis plus, que je ne devrais plus être, mais que je suis aussi.
Je ne sais pas quoi dire devant le fait.
Mais suis-je devant le fait ou avec lui ?
Si je refuse l’imminence de la mort du père, je me retrouve désemparé devant lui, et je cherche comment faire, comment atténuer la douleur, la peur de la mort, la peur de la peur. Mais si je suis avec lui, je meurs avec le vieil homme que la vie avec une main incorruptible pousse hors du champ du visible.
Bien sûr je me dis que je devrais parler à mon père comme je ne l’ai jamais fait, mais il y a quelque chose d’étrange, comme une entrave. Je n’y arrive pas vraiment, car en fait c’est un moment comme les autres, et, me semble-t-il, ce n’est que mon appréhension, mes rebuffades, qui tentent de convertir ce moment ordinaire en extraordinaire.
Il est là le père, assis avec ses gestes familiers, la respiration sifflante. Je peux le toucher, et bientôt il ne sera plus là, je ne pourrais plus le frôler. C’est tout simplement vertigineux.
Voilà comment je peux résumer ce que je ressens dans sa cuisine, autour de la table en formica rouge, rectangulaire table achetée dans l’Yonne au début des années soixante.
A cette époque, les ouvriers se précipitaient sur le formica. Ce nouveau produit était vendu pour durer dans le temps. Cette vénérable table d’un demi siècle a une histoire. En fait elle n’a rien si ce n’est la mémoire de nombreux coups de chiffons qui ont effacé un débordement de vin ou de vinaigrette. Mais moi, moi, j’ai une histoire à raconter, oui, cette vénérable table en formica rouge est le dernier objet existant dans la famille que j’ai vu de mes yeux, oui de mes yeux avant qu’ils aient eu l’idée de devenir aveugles.
- Tu sais papa je garderai contre vent et marée cette table, je la mettrai dans la cabane tout en haut du jardin en terrasse.
Le vieil homme bougonne :
- Mais on n’en est pas encore là, fiston !
Ah oui il y a eu de ma part transgression verbale, la mort même possible c’est tabou. Voilà un paternel cas d’attitude conjuratoire, sans doute pour tenter de se protéger de ce qui terrorise.
Et remonte d’un seul coup, allez savoir pourquoi, de mes quatre ou cinq ans, l’image de mes parents évoluant dans un magasin de meubles à Auxerre, fredonnant ensemble la chanson Le temps des cerises. Il s’agissait en fait d’une chanson du dix-neuvième siècle remise au goût du jour par le chanteur Marcel Mouloudji. En tout cas elle restera associée pour moi à l’acquisition de cette table en formica rouge et à celle de quatre chaises rouges qui n’ont pas supporté les nombreux déménagements parentaux.
Mais aujourd’hui mes parents ne chantent plus ensemble le temps des cerises. Ma mère ne choisit plus de meubles en formica rouge.
« S’il m’arrivait quelque chose » ne se chante pas, pas plus qu’il ne se dit, mais ça rôde dans la cuisine, assombrit l’air, ternit le rouge vif du temps des cerises, propage de la nostalgie écarlate sur le temps obscur et abscons de la mort possiblement proche.
Un matin de début septembre 2012, je piochai dans mon bol de céréales et le père très essoufflé arrivait de sa courte promenade quotidienne. Je ne sais quelle abeille folle m’avait piqué, celle de l’orgueil, pour sûr. Je me mis à lui expliquer que quoiqu’il arrive la mort ça se vit toujours au présent.
- Que tu meurs dans dix ans ou dans une heure, la rencontre avec la mort sera toujours maintenant, et il en va pour tout à chacun.
Il n’a pas répondu, j’ai préféré penser qu’il n’avait pas compris, comme s’il y avait quelque chose à comprendre !
Une parole qui n’a pas été entendue par l’autre, partagée, ne devient pas une parole. Elle n’est que bruit organisé.
Je suis connu pour être un voyageur, un voyageur aveugle, un type atypique qui se laisse inviter chez les uns et les autres sans méfiance et qui dresse le pouce pour arrêter les voitures et parcourir des kilomètres avec des conducteurs inconnus. Mais ces temps je voyage dans un pays sans cartographie, je voyage au pays de la maladie, de la maladie du père.
Avant-hier je lui apporte des figues mûres. Et avec sa voix fêlée, tremblée, à ma grande stupéfaction, d’un seul coup il donne des ailes à ses rêves :
- Si je retrouve mon souffle et mes jambes j’espère bientôt aller les cueillir moi-même en haut du jardin.
Devant ces mots en désir brisé, qu’il jette à la volée sans même réfléchir, c’est moi qui manque de souffle. Mes jambes se dérobent. Je m’assois et je rattrape cet essor de paroles calcinées par l’espoir pour qu’elles ne s’évaporent pas d’un seul coup. J’aimerais qu’il entende ce qu’il dit. J’aimerais que ces mots jettent le doute sur la boulimie du cancer. J’aimerais… J’aimerais… Mais qui suis-je pour vouloir autre chose !
- Oui papa tu aimais beaucoup monter à travers les terrasses du jardin pour aller cueillir figues, prunes ou pommes.
Mais c’est l’imparfait qui me vient. Pas le futur, ce concepteur d’improbables demains.
Cet homme qui se trouve être mon père, m’a permis de me construire. Il fut militaire de carrière un temps, par défaut plus que par choix, et je devins anti-militariste. Aujourd’hui je ne suis ni anti ni pro quoique ce soit, mais plus un espace vibrant où alterne confiance et peur.
Cet homme a pour nom René Brouillaud, et si on interroge les quatorze lettres, en anagrammant, une fois de plus je tombe sur le cul :
Rene Brouillaud : " L’ode brula ruine"
Et quand on sait où cet homme vécu et ce qu’il a vécu et vu à Oradour sur Glane, dit le village martyr, le 10 juin 1944, jour où la division SS Das Reich massacra une partie de la population, il y a de quoi rester abasourdi devant cette nouvelle ordonnance des lettres qui constituent aussi son nom.
En mordant dans une figue violette je songe à Victor Hugo qui écrivait :
« Le monosyllabe a une étrange capacité d'immensité: mer, nuit, jour, bien, mal, mort, oui, non, dieu. »
Plus les mots sont courts, plus ils semblent expressifs, directs.
La mort par exemple, d’où vient ce mot qui, dans nos dictionnaires, parle de fin irrémédiable ?
Si on interroge l’étymologie de ce mot, on découvre autre chose de plus ouvert, de moins définitif que dans le dictionnaire. Chez les anciens égyptiens le mot mort «Mouth» signifie mutation, changement d’état et non arrêt de vie. En hébreu le mot mort se dit «Moth». Il désigne non pas le point final du dictionnaire mais une transformation.
Cette racine a fondée des mots comme mutation, matière, mère, mother, maturation.
Chez les chinois, m’explique un ami, naissance et mort semblent être le même mot An ou Chen.
Si on se réfère au livre du Tao : « tout ce qui naît a déjà existé et tout ce qui meurt existera toujours ».
En russe la mort se dit : smert. Mort en sanscrit : mrit ou mrita.
Chez les égyptiens, les chinois, dans les Vedas ou dans les traditions orales qui ont court en Afrique Noire ou au sein des populations du bassin Amazonien, la Mort est une naissance pour une autre vie, une renaissance, il n' y a pas cet aspect négatif que nous lui donnons en occident.
Mais je ne suis ni de la forêt où le vent raconte des histoires en remuant les arbres, ni n’est grandi dans les rizières inondées de l’Asie. Et d’ailleurs que la mort donne raison aux dictionnaires ou aux religions officielles ou non, ce n’est pas d’elle dont il est réellement question, quand un proche va s’éteindre d’un moment à l’autre. Il est question de notre attachement à cet être, et l’attachement se délite non pas par le détachement mais par l’attachement total à ce qui est d’instant en instant, par la reconnaissance de ce qui est :
Il est là le père, assis avec ses gestes familiers, la respiration sifflante. Je peux le toucher, et bientôt il ne sera plus là, je ne pourrais plus le frôler. Etre avec la présence, puis l’instant d’après être avec l’absence.
La mort de l’autre d’une certaine manière oblige au don de soi. Et quand on donne, se donne, on ne retient plus rien, on laisse faire.
Et tandis que j’écoutai dans mon salon de musique un cd du groupe de musiciens anglais King Krimson, Poséidon lui-même, le dieu des mers en furie, attira mon attention. Il me brandit sous le nez son trident, sur le coup je cru que c’était un de ses nombreux nâgâs baba, ascètes Shivaïtes croisés autrefois sur les routes poussiéreuses de l’Inde. Il hurla en postillons salés, utilisant la langue des oiseaux :
-Posez y donc.
Moi un peu interdit :
-Mais que veux-tu que je pose ?
-Mais tout, pose tout . A commencer par ton inquiétude à l’égard de ton père. Et si tu poses tout, la mort elle-même ne sera plus d’actualité !
Et le dieu du mythe fit un bond fabuleux, sans doute rejoignit-il son subaquatique temple. La vague gigantesque qui résulta de son plongeon m’enlaça dans sa chevelure océane. J’entendis une voix d’eau murmurer, une sirène sans doute :
- Fais confiance, fils de ton père, dans ce que tu appelles la mort, il y a toujours l’impensable vie.
Mon dieu qu’elle était belle cette sirène ! Je l’aurai bien suivie ! Mais je n’ai pas pu car ce sacripant d’Alexis Zorba profita que j’étais momentanément Hellénique pour surgir à l’improviste. Ce diable d’homme est une tornade de paroles vivantes qui donne chair, sang et sperme aux idées abstraites :
- Vivre sais tu ce que ça veut dire ?
Ce n’était pas vraiment une question, alors je me tus.
Défaire sa ceinture et chercher la bagarre…
Alors Jean-Pierre bagarre toi avec ta peur de la mort et coupe les testicules à ton habitude de penser la vie.
Ne fais plus rentrer la réalité dans ta cervelle, ce lieu qui transpose tout en symbole.
Et il éclata d’un rire dévoyé. Son santouri apparu soudainement entre ses mains. Zorba se mit à danser le sirtaki.
J’étais en Crète, sur la plage. Une mer sans vague reflétait un ciel sans nuage, à moins que ce ne fut le contraire. Ce qui était en haut était aussi en bas.
Où était la mort à présent ?
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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