11 Mars 2010
" Tout est. Rien est. L'une et l'autre formule apportent une égale sérénité. L'anxieux,pour son malheur, reste entre les deux, tremblant et perplexe, toujours à la merci d'une nuance, incapable de s'établir
dans la sécurité de l'être ou dans l'absence de l'être ."
Cioran
En 1980 l’idéal hippie de non violence n’apparaissait plus que sur mes accoutrements, au dedans je n’avais plus envie de me laisser faire. Je savais que le trop commun œil pour œil et dent pour dent ne produisait que des borgnes et des édentés, mais l’envie de ne plus me laisser piétiner était plus dominante que mes plus nobles réflexions, du moins ce soir-là dans les rues désertes de Rennes. Donc lorsque je me fis agresser par une bande de jeunes excités qui me frappèrent au nom d’une extrême droite qui nettoierait la société des parasites de mon espèce, je ripostai, avec mes poings, mes pieds et la canne blanche. Mes réactions inattendues attisèrent leur hargne, et sous les coups renouvelés, je ne tardai pas à m’écrouler sur le trottoir. Ce n’était plus le temps de se défendre mais celui de se recroqueviller et de tenter de se protéger de leurs brutalités réitérées. En encaissant des coups de pieds dans les côtes, un instant je me demandai jusqu’où voulaient-ils aller! Puis la bastonnade prit fin.
A travers une brume psychique j’entendis leurs pas s’éloigner et leurs rires décroître.
J’étais là, aveugle, seul, allongé sur un trottoir dans les rues de minuit. Je mis un temps pour oser bouger, sans doute peur qu’ils reviennent, peur aussi de découvrir l’état de mon corps. Je finis par me redresser, j’avais mal un peu de partout mais j’étais encore dans l’insensibilité que procure la rage couplée à l’impuissance. J’avais reçu un coup de poing dans l’œil qui me restait, le gauche étant une prothèse oculaire, et cela m’inquiétait plus que le reste, surtout qu’une douleur se réveillait de manière alarmante.
La lucidité me rejoignant, je m’aperçus alors que mes agresseurs m’avaient volé ma canne blanche, ma bourse népalaise qui contenait du menu argent, et qu’il n’y avait absolument personne pour m’aider. Comment allais-je faire ? où allai-je aller ? Je ne connaissais personne dans cette ville où j’étais en transit entre deux trains. Le dernier train était parti, je le constatai en ouvrant le cadran de ma montre en relief, miraculeusement indemne, et en y laissant courir mes doigts à la recherche des aiguilles. De temps en temps j’entendais une voiture passer sur un boulevard éloigné, mais cela ne m’était d’aucune aide. Je n’avais plus de canne blanche pour balayer devant moi et tenter de me repérer. Je finis par percevoir au loin des bruits de gare, de locomotives sans doute roulant sur des aiguillages, et je me dis alors qu’il fallait que je profite de ces sons pour m’orienter. Pas évident pour un aveugle de se déplacer en ville sans bâton pour anticiper les trottoirs, les voitures garés, les divers poteaux, sans parler du risque d’être renversé par un véhicule si je quittais les bas-côtés sans véritablement m’en rendre compte.
Je finis par pénétrer dans le hall de la gare, les mains en avant, la figure dégoulinante de sang. Deux policiers m’accueillir sans courtoisie. Je leur expliquai ma mésaventure, ils refusèrent de me croire, contrôlèrent mes papiers, me soupçonnèrent d’être un drogué en crise. Mais j’insistai vaillamment et je finis par obtenir qu’ils me fassent faire un billet de train remboursable ultérieurement. Ils ne leur vinrent pas à l’idée de panser mes plaies, à moi pas trop non plus, et ils me mirent dans le tout premier train du matin.
Arrivé à destination, j’allai chez un ophtalmologiste, la tension dans l’œil abîmé était très au-dessus de la moyenne, et il me donna un médicament pour la réduire et me suggéra un rendez-vous en vue d’une possible opération. Mais voilà, en poche j’avais un billet d’avion non remboursable, un Luxembourg-Lima via Cuba et la Jamaïque. Je rejoignis mon compagnon de route et nous nous envolâmes pour l’Amérique du sud.
Le Pérou andin à l’époque du sentier lumineux, l’altiplano Bolivien, le train de la mort jusqu’à la bourgade frontalière de Quijarro, puis le Brésil en train et bus, de Curumba à Rio de Janeiro, voilà le trajet, qui ne dit rien du cœur palpitant du voyage, mais égrène des noms qui soufflent sur le feu des rêves.
A Rio nous séjournions à Botafogo dans un ancien hôtel particulier tenu par des étudiants. Les dortoirs semblaient faits pour tout, sauf pour dormir !
Un jour je suis avec une copine Brésilienne à la plage légendaire d’Ipanema. Me vient l’idée de ficher ma canne dans le sable :
« Comme ça on pourra y accrocher nos vêtements.»
Puis nous allons jouer dans les vagues.
De retour sur la plage, une fois repéré le porte manteau improvisé, je me baisse pour attraper un vêtement, mais à ce moment précis mon amie, qui a déjà pris les habits, me tend, Dieu seul sait pourquoi, la canne. La rencontre de mon œil et du pommeau me montre des étoiles qui appartiennent au règne de la douleur et d’une peur flirtant avec la panique.
En urgence je rejoins mon compagnon, nous comptons nos dollars, ils ne nous autorisent même plus un vol vers Lima où un avion pourrait me ramener rapidement vers la France et un hôpital. Je ne songe pas un instant à un rapatriement ni à une locale consultation médicale, et avec un mal de tête, qui me donne des nausées, je m’engage dans un frénétique voyage presque sans repos, consistant à passer de trains en bus de la côte atlantique au littoral pacifique où se niche Lima.
Arrivé en France, je me rue chez un ophtalmologiste qui me fait admettre directement dans une clinique.
Là m’attend une radicale décision qui semble inconcevable au chirurgien qui s’occupe de mon cas.
«On va monsieur, me dit-il, vous opérer de manière à sauver votre œil car vous savez la médecine évolue très vite et sans doute bientôt vous redonnera-t-elle la vue.»
Quand j’entends ces mots rassurants, ce déplacement mou du chiffon de l’espoir agité devant moi, j’annonce cette évidence :
« Non monsieur vous allez me retirer cet œil, pratiquer une énucléation comme vous dites savamment, car ça fait 24 ans que je me joue les même scénarios, yeux accidentés ou yeux malades, et il est temps d’en finir avec ces drames réitérés. »
En ces temps de tumultes intérieurs et de juvéniles provocations, du fond de mon lit de convalescent, je rêve d’une nouvelle prothèse oculaire révolutionnaire. Je la voudrais non pas marron-verte comme la gauche mais reflétant comme un miroir, un miroir forcément bombé et donc déformant. J’imagine en jubilant la tête de mes vis-à-vis qui découvriraient leur image transformée dans ce miroir oculaire et ça renforce ma bonne humeur et active ma guérison. Mais une amie me dissuadera de ce projet surréaliste et plutôt lourd à porter, je le concède !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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