6 Mai 2010
" Un chemin qui va quelque part est un chemin perdu. "
Mars 1977, avec mon ami nous sommes en route, pouce en l’air, vers l’extrême orient.
Dans le métro, à Milano, à la Porta di Venezia, nous rencontrons deux
jeunes aux sourires qui racontent une plénitude procurée par la fumée d’herbes illicites. Ils sont drapés dans des sarongs multicolores, portent une guitare, et affichent la nonchalance de ceux qui sont toujours disponibles.
Nous échangeons un sourire et la connivence s’allume.
Deux stations de métro plus loin, nous nous retrouvons dans une ancestrale demeure où l'odeur âcre du haschich et la musique de Soft Machine poussée au maximum nous informent d'emblée que les occupants actuels sont, comme nous, émotionnellement en partance pour les Indes.
Des guitares, des flûtes, des tankas, un couple enlacé, des tasses de thé posées à même le sol, une fille au crâne rasé diluée dans son yoga, une poignée d'adolescents fugueurs, un livre de Castaneda, toute une pénombre, au sens propre et au sens figuré, me met mal à l'aise. Cela m'évoque sans conteste mes illusions envolées. Ca fait encore un peu mal parce que, tout bien considéré, je les aimais bien mes illusions perdues. Elles avaient le charme qu'exerce le père Noël sur les enfants. Mais elles étaient hélas trop en décalage avec ma réalité.
Nous nous installons sur des couvertures marocaines et partons, le verbe colonisateur, à la conquête d'un cercle d'italiennes.
Tard dans la soirée, sur un matelas douteux et sous une couverture crasseuse, Maria m'embarque au pays de son corps et me dévoile des pans de paysages charnels où, de-ci de-là, se réveillent des volcans endormis.
Pénétrer la chair de l'autre c'est rentrer en relation avec le mystère du verbe vivant.
La morale est un garde- barrière pour canaliser les hommes, leurs donner une forme sociale, les assoupir dans une image citoyennement acceptable. Elle est indispensable pour qu’ils ne soient pas trop des bêtes féroces, mais s’ils descendent au fond d’eux-mêmes, ils rencontreront le cœur de la Vie palpitante, et faire l’amour ou prier dans une église deviendra alors le même acte de gratitude.
" A force de courir le monde à bride abattue, on apprend à dire adieu, même aux êtres les plus attachants. "
Au moment de partir, le lendemain matin, c’est ce que je confie à Maria, mais je parle à contre-courant de mon impossible désir de repos. Et je le sais et j'en souffre.
Dans ces moments-là j'entrevois la comédie que je me joue, celle de l'homme libre comme le vent qu'aucun charme ne peut retenir.
Je pressens clairement que je récite une leçon apprise. C'est comme si je défendais une image que je me serais forgé de toute pièce pour pouvoir m'aimer dans le regard des autres. Mais dans ces instants de séparation où l'affectif prend le pas sur le penser, je flaire avec trouble les chaînes de ma prétendue chère liberté.
En entendant mes bravaches propos matinaux, mon compagnon de voyage me donne un petit coup de coude dans les côtes. Oh, léger! Mais il fait mal à la partie consciente qui est lasse de mentir. Ce geste, en apparence bénin, met à jour une complicité meurtrière. Lui aussi sait ce que je sais et que je préférerais ne pas savoir: je ne suis pas satisfait de la vie nomade que je mène, même si je clame le contraire de manière parfois trop ostentatoire.
Pour différer l'éminence du départ je demande à Maria de me guider vers un endroit où je pourrais me débarbouiller.
Femme sensitive, elle hume mon malaise, mes ruminations. Elle fait alors couler la douche sur nos corps moites. Nous nous savonnons mutuellement.
Je l’étreins avec un geste où la peur voudrait être du désir. Elle m'échappe en riant. Nous sommes tout dégoulinant de mousse et aussi insaisissables que des poissons. Et bien que je me prête à son jeu, il y a comme une gêne qui m'empêche de me laisser complètement aller. C'est à croire que je me refuse à des bonheurs aussi simples et innocents que celui-ci !
C'est à croire que je me plais à mâchonner la souffrance.
J'ai comme un goût de verre brisé dans la gorge.
Une phrase soudaine sort de moi, bien que je ne l'ai pas du tout commandée. Lorsque je m'entends la prononcer, je la trouve disgracieuse et fort mal venue.
" Que c'est con l'humanité ! "
Ces quelques mots, plutôt triviaux, figent d'étonnement ma jolie compagne. Elle ne s'attendait sans doute pas à une sentence aussi médiocre et déplacée. Le savon lui glisse des mains.
" Mais pourquoi dis-tu ça " ? me demande-t-elle avec une petite voix teintée de reproches.
Et moi, sans vergogne, au lieu de lui conter fleurette, de la courtiser, de me faire attentionné, prévenant, je m'englue dans un monologue rébarbatif:
« Je dis ça parce que l'homme est un fléau, un cancer de la vie.
Il ne sait que détruire et il s'achemine vers un inéluctable suicide. Je crois, vois-tu, que les plantes, les rivières et les animaux auraient très bien pu se passer de nous. Nous sommes inutiles et nuisibles. »
Elle éclate de rire, puis me raisonne avec son succulent accent italien:
« La duche por due personi, c'est l'amour, pas la philosôfie ! »
Son réel bon sens me déconcerte, mais elle ne me laisse pas le temps de m'apitoyer sur mon manque de savoir vivre. Elle arrête la douche et s'agenouille face à moi, un peu comme si elle se préparait à prier. Mais dieu que sa prière me convient! De sa bouche gourmande, elle me biberonne la semence et ne tarde pas à me faire oublier mes préoccupations métaphysiques.
Si je la laisse continuer ainsi, elle va me vider de toute ma substance, et je serai incapable de tenir debout et d'affronter cette journée autrement que couché !
Bah, après tout la vie m'a choisi, il faut que je profite à fond des réjouissances d'ici-bas !
Maria en toute simplicité s’offre au désir barbouillé d’effroi qui me domine. Un temps une félicité inconditionnelle m’arrache de ma grille de lecture, mais hélas je reviens toujours au point de départ qui me fait dire moi, moi, moi, et d'où, par peur des désillusions, je ne sais plus vers quelle direction me tourner.
Je me sens pris alors par un vertige nauséeux, une irrésistible envie de chialer comme un petit môme qui aurait perdu sa maman. J’ai envie de tout plaquer là. Mais plaquer quoi ? Je ne sais pas.
Ce matin-là dans la salle de bain Milanaise, encore plus mufle qu'ordinairement, je salue à peine Maria. Tout au plus je lui dis que j'ai repéré le chemin qui conduit à travers des corridors froids vers la salle commune. C'est tout juste si je ne lui demande pas d'admirer mon épatant sens de l'orientation! Regarde l’aveugle que je suis ! Quelle dérision !
C'est maladif, il faut que j'aille plus loin, toujours plus loin. Pourtant je sais très bien que les frontières traversées ne sont que caprices de politiciens, que le monde est en nous. Le Turc errant, le derviche de l’an dernier, me l'a suffisamment ressassé jusqu'à cette fulgurante évidence à la gare de Salonique.
Nous sommes enceintes d'une géographie non cloisonnée, mais que faire pour accoucher de cette terre promise ?
Dans quelle direction faut-il creuser pour rencontrer le puits commun à tous les êtres ?
Oui l'essentiel est en moi, mais au mépris de cette connaissance intime je cherche à l'extérieur car cela paraît plus facile. Je sais qu'il n'existe pas de géographies enchantées, qui auraient pouvoir de convertir toutes les infirmités, sans quoi nous y habiterions tous.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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