28 Avril 2016
Jean-Pierre interviewé par Clélia
Un ami m’avait mis en relation avec Jean-Pierre Brouillaud, un écrivain aveugle qui habitait en Ardèche. Mon sujet sur la fenêtre l’avait intéressé et il m’avait invité à venir le voir pour en discuter.
L’après-midi où je m’y suis rendue, la lumière était cristalline et les paysages d’hivers magnifiques. La route était sinueuse et étroite. J’ai dû rebrousser chemin à plusieurs reprises, me trompant dans les panneaux m’indiquant les villages. Au bout d’une petite route, sur le flanc d’une colline se trouvait le village de Jean-Pierre, village de Laboule.
Village de Laboule
Il m’attendait et avait préparé un thé avec des épices. Le soleil inondait la pièce. Il parlait vite et ses gestes étaient lents. Il me dit qu’il était en train de préparer un film avec l’aide d’une réalisatrice :<<Les yeux de l’âme>> ,mais ne voulait pas en parler davantage car le projet était encore naissant.
Il y avait quelque chose d’étrange dans son regard. Je lui demandai s’il voyait encore. Il me dit qu’il avait des prothèses oculaires et qu’il ne voyait strictement rien. Il avait perdu la vue à 15 ans suite à une série d’accidents. Puis il avait pendant plusieurs années fait tout ce que les aveugles ne font pas par défis. Il était allé vivre chez les pigmés et avait été chercheur d’or en Amazonie. Il avait effectué de nombreux voyages en Inde, à Katmandou, au Pérou, en Bolivie, au Brésil… Il me montra son sac à dos bleu posé contre le mur. Il était près à partir à tout moment.
Il aimait vivre dans des endroits légers. Les grosses maisons de pierres ne lui plaisaient pas. Il avait besoin de sentir l’espace autour de lui.
C’était une des raisons pour lesquelles il chérissait les fenêtres et les portes. Elles lui permettaient d’être en contact avec l’espace et lui donnaient des repères sur le plan de la sensation quand il se déplaçait.
Il me dit qu’il était gêné s’il ne savait pas où était la source de lumière dans un lieu qu’il ne connaissait pas. Même s’il ne voyait pas les fenêtres, il avait besoin de savoir où elles étaient. Je lui demandais s’il les imaginait par-dessus « le noir » de sa vision. Il me répondit que bien qu’il ait des souvenances très vives de ce que c’était que de voir, il n’était pas dans la reconstitution mentale de ce qu’il imaginait.
« J’aime me mouvoir à partir de ce que je ressens » me dit-il.
Il ne se représentait pas les objets tant qu’il ne les avait pas touchés avec les mains. Mais il ne pouvait jamais avoir une représentation globale de la réalité en additionnant les parties qu’il avait touchées. Ce réel apparent était une chimère.
Puis il me parla d’une perception plus intime des fenêtres :
« Mon parcours de vie, c’est de nettoyer mes portes, mes ouvertures, mes fenêtres intérieures. L’être humain est très pris dans sa tête, dans son monde de représentation. Il est important de faire des troués et de voir vraiment ce qui est, et non pas ce qui devrait être et ce qu’on aimerait qui soit, et prendre notre imagination pour le réel. Les fenêtres sont à l’intérieur de moi et c’est quelque chose qui m’importe beaucoup de nettoyer pour voir la vie en prise directe. »
Ses paroles résonnaient en moi. La fenêtre comme séparation entre deux espaces physiques devenait un lien entre soi et le monde.
Jean Pierre dans son eucalyptus favori
Il faisait un temps magnifique. Nous sommes sortis dans le jardin. Il me montra l’arbre dans lequel il aimait grimper, un eucalyptus. En haut du sentier, à la lisière du bois se trouvait sa cabane. Elle était en bois et recouverte d’une bâche. Il y faisait une chaleur incroyable. Il venait y passer plusieurs heures par jour pour se ressourcer. Il aimait sentir la clarté de la lumière.
dans la " cabane de lumière "
L’immobilité de cette bulle lui permettait d’être en contact avec les éléments, de percevoir les mouvements du vent, le bruit des arbres…
C’était étonnant car cette cabane était le reflet de ce qu’il m’avait dit quelques instants plus tôt. Elle était la personnification de son désir d’épouser la lumière et d’être en contact avec les éléments.
J’ai pris quelques photos, puis nous sommes redescendus à la maison. Je l’ai remercié. Il me restait de la route à faire.
Jean-Pierre ne se représentait pas ce qu’il y avait derrière les fenêtres. Elles étaient à l’intérieur de lui. Elles étaient un lien entre lui et l’extérieur, un lien de fermeture ou d’ouverture. Leur portée symbolique devenait réelle à travers ses paroles.
De cette rencontre naissait mon désir de recueillir d’autres témoignages sur une expérience et une représentation empirique des fenêtres.
Clélia
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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