1 Mai 2016
La frontière italienne est à deux pas, tout en haut de l’helvète col du Simplon. Le crépuscule nous surprend, les poings serrés et la démarche lourde, nous avalons à grands pas énergiques le long ruban d'asphalte qui va se perdre dans les nuages, tout là-haut dans les neiges. Nous devons ressembler à deux vaisseaux démâtés, dérivant dans l'angoisse d'une nuit sans lune, sans sémaphore rassurant.
Maussades, le front rougi par la sueur de l'effort, nous frappons à une maison et quémandons un abri pour naufrager nos carcasses sur l'archipel du sommeil. Le paysan valaisan qui nous accueille nous invite à sa suite dans un grenier rempli de bottes de paille.
La pluie a tambouriné toute la nuit.
« Gross schlaffen ! » s'exclame une femme potelée, que nous supposons être l'épouse du paysan.
Nous décidons sur-le-champ, en guise de petit déjeuner, de nous offrir l'ascension du Simplon ; une copieuse côte d'une vingtaine de kilomètres, tartinée de neige et de verglas. Un brouillard ouaté étouffe les sons.
Où sont les cimes de ma mémoire, tout enviergées de neige, qui se découpent sur le bleu profond d'un ciel, dispensant par leur insolence le vertige au poète ? Ce souvenir hautement visuel, glané en Savoie à Solière lors d'un jour de ski avec l'école d'aveugles de Montéclair, me colle à la mémoire. Il resurgit dès que je suis en montagne, avec un soupçon acide de nostalgie.
Une voiture finit par s'arrêter à nos côtés. Nous hésitons, pourtant c'est bien à nous que s'adresse le conducteur :
« Italia ? »
« Si, signor. »
Je m'installe à côté du chauffeur. Le sommet du col est très enneigé. Les douaniers ne sortent pas de leur abri confortable.
Pendant un long moment, mon voisin se tait, puis, sans détour aucun, il me propose de faire l'amour. J'ignore tout d'abord sa requête, après tout je ne parle pas italien ! Mais il insiste, cette fois-ci en français. Et pour éviter tout quiproquo, il s'empare de ma main et tente d'enrouler mes doigts autour de son sexe dressé hors de sa braguette. Mon mouvement de recul est si brutal que la voiture fait une embardée ponctuée par de violents coups de frein qui, je me demande par quelle mathématique du hasard, réussissent malgré tout à nous maintenir sur la route.
Tim, mon compagnon de voyage, est précipité sur mes épaules. J’imagine sa surprise en découvrant notre conducteur en train de ranger à la hâte l'objet du délit, sans doute ramolli par l'émotion. Il comprend aussitôt, et commente, amusé :
« Zizi problem, signor ! »
Assoupi sur la banquette arrière, il ne s'était rendu compte de rien. Je décide alors que dans la prochaine voiture la situation sera inversée :
« Je te confie la possibilité de susciter des fantasmes aux automobilistes en t’asseyant devant. »
Notre dragueur en quête de fredaines nous abandonne non loin du lac Majeur.
J'essaie de comprendre le cheminement qui a fini par aboutir à cette proposition sexuelle. Lorsque je marche accompagné sur le bas côté d'une route, je pose, pour ne pas recourir au service de ma canne blanche, ma main droite sur l'épaule gauche de mon guide. Vus de dos, évoquerions-nous un attendrissant couple de copains ?
Et puis, il faut bien reconnaître qu’à cette époque, dans les années soixante-dix, nombre de conducteurs accueillant des auto-stoppeurs dans leur véhicule ont un projet très ciblé. Une auto-stoppeuse n'est-elle pas, pour bien des gens, une provocatrice assez peu éloignée de l'assentiment ? Non, messieurs, il n'y a pas de symbole phallique à braconner derrière un innocent pouce dressé ! Oh, je sais, les intellectuels voient tout dans tout pour nourrir leur manie de couper les cheveux en quatre.
C'est plutôt démoralisés que nous subissons le spectacle qui se déroule sous le ciel pluvieux de mars 1977. L'horizon éructe de milliers de voitures collées les unes aux autres. Nous sommes dimanche soir, c’est la fin du week-end. L'impatience des conducteurs italiens se matérialise par des coups de klaxons rageurs. La pluie redouble. Les aventuriers de la fin de semaine, intoxiqués au gaz carbonique, se soulagent en gesticulant et en apostrophant leurs semblables pareillement comprimés dans leur voiture entre les gosses énervés et une radio qui n'en finit pas de déverser d’intoxicantes informations en vue de formater l’auditeur et de le transformer en consommateur.
Quant à nous, ici ou ailleurs, ni foyer, ni fins de mois difficile ne nous guettent. Notre plafond s'appelle ciel, notre plancher, terre. Nous ressemblons à deux escargots ; en guise de maison nous traînons nos sacs, et du même coup, nous adoptons la lenteur proverbiale de cet inoffensif gastéropode.
À Domodossola, nous patientons cinq heures avant qu'une famille prolongée d'un chien geignard et d'une fillette recroquevillée dans une tristesse sans nom, nous accueille dans son intimité automobilesque pour nous déposer à Milano, où la belle Maria m’attend. Mais je ne le sais pas encore. Elle non plus !
Et que c’est bon de ne pas déchirer par avance le papier cadeau du futur présent !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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