27 Août 2014
1977, Nous entassons nos bagages dans une consigne de la gare de Venise et partons jouer les badauds dans la cité de notre grand frère Marco Polo. Nous sillonnons des ruelles tranquilles n'excédant parfois pas plus d'un mètre de largeur. Nous franchissons de petits ponts aux rampes sculptées.
En ce mois de mars 1977, c'est l'intimité des canaux que nous cherchons à surprendre sur lesquels glissent le quotidien, celui qui n'impressionne pas les touristes en mal de gondoles, avec ses péniches encombrées de poubelles et de sacs de ciment. L’eau clapote en sourires d’argents et de charbon.
La pluie conjuguée à la saison a effrayé les estivants.
Un litre de vin englouti en hâte nous fait lâcher du lest sur le regard que nous nous portons.
- Au diable les privations en vue de prolonger notre voyage, s'exclame Tim. Quand nous n'aurons plus d'argent, nous en fabriquerons.
Je connais ses talents et je sais qu'en cas d'extrême nécessité son audace est sans limite. De ce côté là, j'ai totalement confiance en lui. Il est doté d’une puissante capacité de survie, là est une des clés du système D.
Chose insolite, habituellement nous mangeons dehors et dormons dehors, nous nous restaurons dans une pizzeria située dans Santa Maria Formosa, que nous tentons, mais en vain, de griveler. Et dans le même élan nous louons une chambre avec vue sur un canal.
En soirée nous rôdons sur des placettes agrémentées de puits aujourd'hui aveuglés par une paupière de ciment.
Je vis cette nocturne promenade comme si je déambulais dans un songe. L'émerveillement me remplit à ras bord tandis que Tim m'explique l'architecture et s'efforce de me faire palper de-ci de-là les décorations les plus accessibles.
Lorsque nous rentrons vers notre chambre, nous avons en tête ce dernier cliché romantique: une gondole glisse dans la nuit portant un joueur d'accordéon qui, par sa musique populaire semble ensorceler les lieux et donner la parole aux pierres.
Je t'aimais bien Maria, rencontre d'un soir à Milan, mais ce soir mon coeur n'a plus de place pour t'asseoir au premier rang. Venise sous la pluie est impitoyable, elle s'est attribuée tous les sièges.
Une véritable tempête s'abat sur l'ancienne ville des Doges. Le vent mugit et éparpille le carillonnement des cloches aux quatre points cardinaux.
Dans un magasin nous nous ravitaillons en provision de bouche et, après une heure de marche dans les rues pantelantes de pluie, nous rencontrons la poste qui regarde le grand canal et le pont du Rialto.
L'intérieur de cet édifice public, m'explique Tim, me fait penser à un couvent avec sa cour centrale ceinte d'arcades allant en se dégradant jusqu'au quatrième étage.
Une bouteille de bière à la main, nous devisons sur la civilisation romaine ou, plus exactement, j'écoute Tim car j'ai absolument tout oublié sur ce sujet. Il faut dire que je faisais une fixation d'opposition contre l'apprentissage scolaire.
Je m’étais, dès la classe de cinquième, fait admette comme celui qui refusait de recevoir des ordres et qui se protéger du gavage d'informations. Et je me souviens très bien que pour correspondre à ce personnage, j'étais capable de me faire mettre à la porte d'un cours qui au demeurant m'intéressait. Je me sentais déjà obligé d'honorer mon rôle de provocateur, même si l'humeur n'y était pas toujours ; c'était comme si la représentation que je voulais de moi prenait déjà dangereusement le pas sur mon désir vrai du moment.
Et peu à peu je me suis coagulé autour de ce paraître qui, au début, n'était qu'un jeu, une réaction contre les institutions et les grandes personnes qui prétendaient tout savoir. Et ce rôle devînt un piège avéré quand, par le plein pouvoir du croire, je l'ossifiais en une identité personnelle à laquelle je répondais pour être reconnu.
A partir de ce moment-là je me suis identifié à un marginal, à quelqu'un qui ne suivrait plus les chemins tracés. Mais voilà, il y avait quelque chose en moi qui se sentait réduit au silence, figé par l'habitude prise, d'où l'apparition du souffrir. Et bien que j'entrevoyais la comédie dont j'étais le seul créateur, je me pensais impuissant à l'interrompre. Et à Venise j'en suis encore à ce stade insupportable. Le matin même à Milano j’ai quitté Maria alors que mon coeur aspirait à la tendresse, à du repos.
Assis sur une balustrade dans la poste de Venise, j'observe amèrement mes chaînes tandis que Tim ranime peu à peu les cendres éteintes de l'histoire romaine. Je vois clairement ma glissade intérieure, mon attention qui décroche des explications de mon compagnon car je l'ai ainsi dressée à fuir ce genre de conversations. J'éprouve le sentiment douloureux que désormais ce n'est plus moi qui pilote mais les inclinaisons que je me suis forgées.
Un homme en uniforme nous indique du doigt la sortie de la poste. Assurément l'endroit n'est pas conçu pour héberger des zozos de notre espèce!
Bien, puisque vous le prenez ainsi, nous changerons de décor !
Nous abandonnons momentanément l'auto-stop et sans billets sautons dans un train pour Trieste où Ada, une amie que Tim a connu au Dahomet de l’époque, nous attend.
Tim me lit le Tropique du cancer, une vie de liberté et d’excès d’un certain Henry Miller qui par sa plume affranchie annonce la beat generation à venir des Kerouac, Burroughs et Ginsberg.
« Je n’ai pas d’argent, écrit-il, pas de ressources, pas d’espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j’étais un artiste. Je n’y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s’est détaché de moi. Plus de livre à écrire, Dieu merci !
Et celui-là alors ? Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. Ce n’est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C’est une insulte démesurée un crachat à la face de l’art, un coup de pied dans le cul de Dieu, à l’homme, au destin, au temps, à la beauté, à l’amour... A ce que vous voudrez. Je m’en vais chanter pour vous, chanter en détonnant un peu, peut-être, mais chanter. »
Maria à Milan m’a offert sa manière d’aimer, toute une nuit sous des couvertures douteuses, puis dans la douche, sa prière sous la forme d’une fellation, et je lui ai imposé ma liberté en lui demandant de m’admirer. L’identité de l’aveugle n’est pas morte, il a encore besoin de montrer à l’autre qu’il est autonome. Pourtant cécité et autonomie ne sont pas synonymes. Je le sais mais je veux que l’impossible soit possible.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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