16 Décembre 2021
Il a seize ans le gamin, seize ans dans un village du Beaujolais. Pas évident pour un jeune-homme au vingt et unième siècle d’avoir seize ans à l’écart des villes où tous les ados imaginent qu’il s’y passe des choses qui les intéresseraient. Ils ne savent pas lesquelles, mais le fait d’y croire ça donne envie d’y aller coûte que coûte. Heureusement le gamin se prénomme Dylan.
Sais-tu que ce prénom contient une soif de liberté et les indispensables tenailles à la dentition féroce pour cisailler les chaînes ?
Un autre Dylan, le chanteur américain de Protest Songs, Bob Dylan, te murmure à l’oreille les promesses d’un vent qui bouscule les croyances en pulvérisant les portes fermées du destin qui doit s’accomplir. Mais quand on a seize ans, il y a trop de brouhaha dans la tête et trop de brume dans le cœur pour bien entendre, pour bien voir. Pourtant le chanteur te chuchote : « Viens, viens mon jeune ami, la réponse est dans le vent, écoute, la route t’appelle, la guitare, l’harmonica t’appellent. »
Tu n’écoutes plus les profs, tu regardes avec fièvre à travers la fenêtre du lycée. Tu regardes sans savoir ce que tu regardes, mais il y a un appel, une invitation vers le dehors, le tout autre. Un appel à déguerpir et à filer droit sans se retourner. Ton inconscient a-t-il entendu cette phrase tirée d’une ballade célèbre :
« Puisque le seul métier qu'on aime — c'est la bohème et le voyage. »
Un jour comme les autres, tu attends un train avec un pote sur un quai de gare du Beaujolais. une sensation nouvelle te démange et te pousse à dire quelque chose comme : « Imagine, mec, on ne prend pas le train qui nous ramène vers le lycée et on trace à pied, en suivant le rail et en nous laissant inviter par les chemins de traverses et les rencontres. »
« Quand leurs ailes sont mortes — Les papillons vont où le vent les porte. »
Tu as l’enivrante tentation de te perdre dans les nuages, de voler avec les oiseaux de passage. Tu éprouves un mal-être diffus, un blues tripal à écouter et à mettre en action et en paroles. Où sont les mots dont le seul poids nous entraîne irrésistiblement vers notre destin ? Je suggère qu’ils nous attendent le long des chemins herbus quand on se penche pour cueillir une fraise des bois, observer le vol d’un rapace ou écouter la solidarité silencieuse des arbres en marche.
Ca brûle, brûle dans l’âtre de tes seize ans. mais la peur que les sédentaires transmettent, de génération en génération, te fait croire que partir sur la route ce n’est pas pour toi, pas pour toi. Toi, tu dois travailler à l’usine, vu que tu as tourné le dos aux études. Et tu y bosses, trimes, t’y fatigues à cette incontournable usine sans avenir…
Un soir de fumée et d’alcool, le très attendu samedi soir, tu te retrouves, va savoir comment, en dehors du groupe rassurant de tes potes. Les bars ferment, les rues de minuit sont vides. Il faut bien que tu t’affales quelque part ! Tu rencontres deux garçons de ton âge qui rentrent chez leurs parents. Ils te proposent de venir dormir chez eux.
Le lendemain matin, autour de la table familiale, petit déjeuner tous ensemble. J’y suis. Je te questionne, histoire d’entrer en relation. Tu finis par comprendre que je suis de la graine des voyageurs au long cours. Au début, tu es sceptique : qu’est-ce qu’il raconte ce vieux bonhomme aveugle – peut-être est-il allé jusqu’à la grande ville, te dis-tu dans ton for intérieur. Et tu apprends, des jeunes qui t’ont hébergé, que ton vis-à-vis a bourlingué des années durant, de l’Afghanistan au Brésil en passant par l’Australie, l’Éthiopie. Tu découvres qu’il a écrit un livre, Aller voir ailleurs – Dans les pas d’un voyageur aveugle, actuellement en vente dans la librairie, presque en face de l’immeuble où cette conversation se tient.
Tu pars. Et où vas-tu ? Chez le libraire. Et tu rentres chez tes parents et tu avales d’une seule lampée ce breuvage qui allume en toi des horizons jusque-là interdits.
Quelques jours plus tard je reçois un mail qui m’a marqué, tellement j’ai éprouvé de plaisir en le lisant : « Depuis que je vous ai lu, je sais qu’à mon tour je vais partir bientôt. Je bosse encore à l’usine et je ne veux pas de cette routine toute ma vie. Je veux partir à l’aventure comme vous. » Il y a de la transmission dans l’air. Je me réjouis.
Peut-être trois ans plus tard, m’arrive un texto : « Je suis à Villefranche-sur-Saône où l’on s’est rencontré. J’aimerais partager avec vous un café au bistro où je me trouve avant de rejoindre les autres vendangeurs. » Je te réponds que j’ai quitté la région mais que je t’attends un peu plus au sud. Après la récolte du raisin, tu débarques à la maison, en stop et sac-à-dos.
Oh, il a changé le gamin ! Il a fait le trimardeur jusqu’en Grèce, dormi dehors, parfois dans la neige comme en Albanie en hiver, avec un harmonica pour lui réchauffer le cœur, travailler ici et là… Il est tout vêtu du rêve qui lui faisait peur, et ça lui va bien.
En soirée, autour d’une assiette chaude et d’un verre de vin, tu me demandes si je connais une chanson qui s’appelle La Route. Je suis abasourdi, vraiment. Nous la chantions, la gueulions même, tout au long de nos interminables heures de stop : « Oh, bien sûr j’ai souvent faim et froid mais la route m’entraîne vers toi, désir de concrétiser un symbole que l’on nomme liberté. » Je t’apprends que Michel Corringe est mort, d’alcool, d’épuisement et dans l’oubli, près de Saint-Etienne, en 2001. Cette chanson, La Route, sortie en 1968, était un peu le porte-drapeau des enfants spirituels et francophones du beatnik Jack Kerouac. Nous la chantons en chœur et ça me remonte des émotions enfouies, le goût incomparable du sandwich médiocre dévoré assis sur un talus tandis que les voitures nous filent sous le nez.
Le second jour, tu es sur le point de reprendre la route, ta chère route. Je te propose de rester encore quelque temps, tu me réponds : « J’ai pour habitude de me rendre utile si l’on m’héberge. » Avec Eva, nous courons à la grande surface acheter un pot de peinture vert olive et te demandons, en échange du gîte et du couvert, de donner du pinceau sur deux portes dont les couleurs nous chagrinent. Mission terminée, tu t’arc-boutes sous ton sac où réchaud, couverture de laine et toile constituent ton piètre abri de nomade. Et hop, notre gaillard disparaît deux ans, jusqu’au prochain texto nous annonçant que tu passes dans notre région.
Nous retrouvons un jeune homme plein d’assurance qui a des guirlandes d’anecdotes à nous raconter. Tu t’es formé comme cordiste pour nettoyer les vitres le long des hautes façades d’immeubles remplies de bureaux. Tu as appris à offrir à l’intelligence du vent les voiles d’un voilier, une autre manière de voyager la terre sur mers et océans. Mais pour le moment tu ne veux pas aller de l’autre côté du monde, trop conscient des ravages écologiques des voyages lointains, bilan carbone, etc. Mais pas que… Nous avons une conversation autour de l’impact du voyageur en terre étrangère, de la modélisation, de l’uniformisation que ça provoque au sein de civilisations pas encore vraiment soumises au dictat de la modernité.
Tu nous présentes l’instrument qui t’accompagne désormais le long des routes de France et de Navarre : « Plus facile que la guitare à transporter sur la route, j’ai acheté un youkoulélé. »
Je termine ce texte avec un extrait d’une autre chanson qui m’a tant fait rêver quand j’avais une douzaine d’années :
Il a vingt ans et dans ses veines
L'espoir de voir tomber les chaînes
Il a envie de voir le monde
Et de savoir pourquoi il gronde
Les jours où la faim le tenaille
Même si le ventre creux il défaille
S'il voit un chien sur son chemin
Il partagera son pain
Fini le temps de la discorde
C'est la guitare à douze cordes
Qui est son pass'port
Du sud au nord.
Une chanson de Michel Polnareff, une autre époque…
Ne nous leurrons pas, voyager géographiquement, au bout du compte c’est voyager à l’intérieur de soi pour naître une seconde fois à la grande Vie. C’est traverser le permafrost de l’éducation reçue pour rejoindre le cœur battant de Gaïa et le rire des étoiles.
Bonne route, Dylan.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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